Pour un certain nombre de cadres vietnamiens présents le mois dernier en France, les péripéties du retrait du CIP apparaissent comme un exemple parfait de démocratie en action. De l'histoire du CIP dont ils négligent le contenu, ils ont noté avec étonnement et admiration le fait que le peuple ait droit à la parole et puisse manifester publiquement sa désapprobation des mesures le concernant, sans crainte des représailles des autorités, et plus encore, le fait que la volonté populaire ait réussi à faire plier le pouvoir. En particulier, ceux qui adhéraient à la propagande officielle associant les manifestants à des bandits ou semeurs de trouble passibles de justes châtiments et s'effaraient des slogans virulents contre le gouvernement et le premier ministre scandés par les jeunes, ont été épatés par le relatif sang-froid des représentants du pouvoir et par l'impunité des frondeurs.
En comparaison, les dizaines d'années de prison récoltées par le moindre opposant vietnamien , le muselage de la presse politique, le tabou imposé à propos de toute mise en cause du pouvoir "socialiste", l' omniprésence et la brutalité de la police au Vietnam, sans parler de sa corruption grandissante, ressortent sous un jour hideux, opérant une timide prise de conscience de ces cadres privilégiés (choyés par le pouvoir qui leur permet de voyager à l'étranger, aux frais d'ailleurs du contribuable français dans le cadre des bourses accordées par la France). Peut-être quelques uns d'entre eux y puiseraient-ils le courage de passer à l'action militante pour se mettre d'accord avec eux-mêmes.
Pour une fois que l'action de la France encourage la démocratie au Vietnam, il est ironique et significatif que ce soit non intentionnellement et au corps défendant de son gouvernement. Car si les dirigeants occidentaux respectent, même de mauvais gré, le jeu démocratique dans leur propre pays, ils préfèrent de beaucoup avoir affaire à l'étranger avec des régimes autoritaires ou despotiques baptisés pudiquement "stables" qui ont l'avantage de ne constituer qu' un seul interlocuteur, ce qui simplifie la négociation et l'exécution des contrats, et avec lesquels ils peuvent souvent conclure des accords fructueux aux dépens de la population pour peu qu'ils savent flatter les dictateurs.
Seulement, dans un monde de plus en plus interdépendant, cet égoïste calcul à court terme finit toujours par se retourner contre ceux qui l'appliquent. Quoi de plus réputés "stables" que les régimes de l'Est, et pourtant ils ont fini par tomber d'eux-mêmes, sans le secours de l'Occident obstinément sourd aux plaintes des peuples qui vivaient sous leur férule. Les troubles et les guerres qui s'y déroulent sur fond de misère, suscités non pas par la chute du pouvoir communiste comme veulent le faire croire les défenseurs de ses derniers bastions mais par la domination de ce même pouvoir, et dont la gravité est proportionnelle à la durée de cette emprise, n'en finiront pas de peser sur la conscience et l'économie occidentales. La France, plus directement responsable de l'Algérie aux dictateurs de laquelle elle n'a jamais ménagé son soutien, n'a qu'à s'en prendre à son propre silence complice devant la décimation des démocrates dont la force aurait pu faire barrage aux poussées agressives du FIS, lorsque la victoire de ce dernier se répercutera sur son territoire.
Les dictatures, loin de garantir la stabilité, sont porteuses de violence et de troubles. Tenir à la démocratie et la prospérité chez soi, c'est aussi les vouloir et les aider à s'instaurer chez les autres, car si fort que nous nous bouchions les yeux et les oreilles, la réalité têtue du malheur des autres finira par exploser chez nous pour nous empêcher d'en jouir.
Mai 1994