Suicide et sens de l'honneur

En marge de la pléthore des analyses et jugements suscités par le suicide retentissant d'un premier ministre, qu'il nous soit permis d'exprimer ici notre sentiment tout asiatique sur cet acte radical hautement significatif d'un dirigeant politique.

Au contraire de l'opinion occidentale (héritée du christianisme) qui ne voit dans le suicide qu'une protestation désespérée d'un être aux prises avec des difficultés insupportables, les Asiatiques le considèrent d'ordinaire comme l'expression la plus noble du sens de l'honneur. Quelle que soit la justesse des faits qu'il s'est reproché ou dont on lui a fait reproche, en se faisant définitivement justice, dans l'optique asiatique, M. Bérégovoy a simplement montré qu'il est un homme d'honneur, sachant assumer ses responsabilités, et par son geste rachète les erreurs qu'il aurait pu commettre.

L'histoire vietnamienne regorge de personnages flamboyants ou pathétiques dont la mort par suicide contribue à rendre vénérable la mémoire. Coupables d'avoir laissé les villes qu'ils ont la charge de protéger tomber dans les mains des Français, les mandarins Hoàng Diêu et Nguyên tri Phuong sont pourtant honorés comme de véritables héros nonobstant leur piètre valeur militaire, uniquement parce qu'ils ont eu le courage ou la décence de se suicider à l'heure de la défaite.

La mort infligée à soi-même parce que l'image que l'on a de soi-même est (ou risque d'être) entachée ne peut concerner que des êtres possédant un sens aigu de l'honneur et soumettant leur vie à une échelle de valeurs propres. Par son caractère irréversible et implacable, elle transcende les faiblesses du suicidé et la beauté du geste non seulement réconcilie le suicidé avec lui-même mais apaise et ressoude son entourage (famille, société, nation) qui lui rend en retour hommage.

Sans aller jusqu'à vouer un culte au suicide à la manière des Japonais avec leur tradition du seppuku, les Vietnamiens jugent de la qualité d'un homme responsable par son aptitude à tirer la conséquence de ses actes. Or, de nos jours, ce qu'il faut déplorer, ce n'est pas qu'un homme d'état soit acculé au suicide, mais plutôt que la conscience des responsabilités et le sens de l'honneur manquent tant aux dirigeants. Regardez les autocrates de Hanoi. Ils ont accumulé les erreurs et les crimes, ils ont conduit leur pays à la ruine et réduit leur peuple à la misère, mais en ont-ils honte ? Nullement ; loin de se suicider ou de s'effacer, ils ne songent qu'à se maintenir coûte que coûte au pouvoir.

Alors, dans l'océan de cynisme et d'hypocrisie qu'est notre monde moderne, quand, exceptionnellement, un premier ministre met fin à ses jours par souci de son image, tout en regrettant la disparition d'un des meilleurs (car ayant le sens de l'honneur), nous le saluons bien bas et espérons que son geste éveille la conscience de ceux qui jusqu'ici la font taire en France, au Vietnam ou ailleurs.
16/11/1993

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