Rien n’est plus précieux que l’indépendance et la liberté, dixit Hô Chí Minh


De même que la liberté pour l’individu, l’indépendance ou l’absence de contrainte dans les décisions concernant la vie de la nation constitue pour tout Etat un droit fondamental. Car en toute logique l’homme libre ne peut vivre dans un pays asservi. Le même sens de la dignité qui pousse l’esclave à s’insurger contre son maître pour reconquérir sa liberté soulève les peuples contre toute domination étrangère. Et l’histoire de l’humanité fourmille d’exemples des guerres de libération et d’indépendance dont les derniers avatars sont les guerres anti-colonialistes qui jalonnent notre siècle. Dans tous les pays colonisés, autour de la bannière de l’indépendance, se sont rassemblés des adeptes de toutes tendances et de toutes confessions, unis par delà leurs divergences d’opinion et de croyance dans une même haine contre l’oppresseur étranger. Une propagande insidieuse, facilitée par une certaine disponibilité de l’intelligentsia mondiale et rendue vraisemblable par l’élimination par les communistes des patriotes opposés à leur vue, a réussi à faire passer le marxisme comme l’idéologie de la libération avec pour effet une fascination de cette doctrine sur les jeunes révolutionnaires suivie de conséquences désastreuses pour de nombreux pays. En 1946, victimes de cette idée reçue, les Français crurent trouver en Bao Ðai un interlocuteur plus coulant sur le chapitre de l’indépendance que Hô Chí Minh et furent étonnés de voir le faible empereur aussi intransigeant que le dur révolutionnaire ; obligés de se rendre à l’évidence, ils durent concéder à Bao Ðai ce qu’ils avaient refusé à Hô Chí Minh lors de la conférence de Fontainebleau.

Quelle que soit leur coloration politique, tous ceux qui sont tombés pour la liberté de leur pays mérite notre respect. Cependant, pensant aujourd’hui à tout ce sang versé et nous commémorant l’enthousiasme unanime qui a saisi la jeunesse tiers-mondiste dans les années 1950-1960, nous ne pouvons nous empêcher de nous interroger sur cette indépendance chèrement acquise. Quel désenchantement actuel par rapport aux belles illusions d’antan ! Les dirigeants des nouveaux jeunes Etats, qu’ils se réclament du marxisme ou non, croyaient qu’il suffisait que le pouvoir passe dans les mains des autochtones pour qu’automatiquement les biens soient mieux distribués et le pays mieux géré. Ils pensaient qu’ils n’avaient qu’à appliquer les recettes de la libre entreprise ou de la nationalisation des biens de production pour faire démarrer l’économie nationale. Ils ne tenaient pas en compte l’état de désorganisation d’un pays livré à lui-même après des décennies et parfois des siècles de développement artificiel au cours duquel l’économie, les institutions et par suite les mentalités de la colonie étaient bouleversés par les besoins de la métropole, sans souci de la population indigène et, bien sûr, à l’encontre de la mission « civilisatrice » des colonisateurs. Devant les difficultés dues en grande partie au manque de ressources naturelles et humaines (cadres compétents dans les domaines utiles au développement du pays), au lieu de faire appel à toutes les bonnes volontés et de pratiquer une politique modérée qui pourrait concilier la majorité de la population, la plupart des dirigeants tiers-mondistes ont préféré se crisper sur une idéologie empruntée et se réfugier dans un nationalisme pointilleux.

En guise d’indépendance, les peuples ont vu simplement le transfert de l’autorité coloniale à des groupes indigènes dont la mainmise sur le pays s’exerce maintenant sans partage. Avec l’appui d’une puissante (par rapport aux ressources du pays et aux forces en présence) armée, dont le rôle consiste plus à mater la population qu’à en assurer la sécurité, et sans risque d’une intervention extérieure grâce au principe de non-ingérence érigé comme dogme par les Nations Unies, trop préoccupées par le maintien du statu quo pour manifester autrement que par des paroles leur désapprobation de la politique intérieure des Etats indépendants. Sous le couvert du nationalisme dont le ferment s’est trempé lors de la lutte pour l’indépendance et qu’il est aisé de répandre parmi une population pauvre et par suite pleine de rancune à l’égard du riche donc exploiteur étranger, les nouveaux dirigeants peuvent bloquer toute modernisation (à part celle de l’armée qui, on le conçoit facilement, en est partout la bénéficiaire) défavorable à la stabilité de leur régime ou mettant en cause leurs privilèges, faisant appel, s’il le faut, à la pire xénophobie (par exemple, la chasse aux éléments occidentalisés, donc dangereux, du pays). A défaut d’enrichissement des masses par la production et le commerce, tous les nouveaux dictateurs, à l’instar de Hitler (« nous serons l’Etat le plus autarcique du monde »), prônent l’autarcie c’est-à-dire, pour les pays peu industrialisés et dépourvus de matières premières comme le Vietnam, la misère, mais une misère glorifiée comme état naturel de l’égalité révolutionnaire. Or si l’autonomie économique est un pis-aller nécessaire pour moduler les réformes sur les capacités financières et réceptives du pays, tout rêve d’autarcie et de stricte autonomie ne peut s’avérer qu’illusoire, car pour être autonome une société doit pouvoir maîtriser les conditions de sa propre reproduction, ce dont ne peut se targuer aucune nation du fait même de l’inégale répartition des ressources naturelles et de l’existence d’autres nations aux intérêts souvent contraires.

En même temps, pour parer à d’éventuelles révoltes de la population et justifier l’état d’urgence permanent, seule raison valable de la mise entre parenthèses de l’aspiration de tous à la liberté et à une vie décente, la propagande officielle déclenche régulièrement des campagnes contre l’ennemi intérieur (contre-révolutionnaires, traîtres…) et extérieur (impérialisme, grand capital, KGB ou CIA…). En ce sens, les événements du Cambodge et les hostilités avec la Chine sont survenus providentiellement au secours des dirigeants de Hanoï qui y ont trouvé un exutoire rêvé à leurs difficultés et un prétexte légitime pour une fuite en avant qui leur évite toute épreuve de réalité. Cette dernière les obligerait à confronter leur politique avec les résultats obtenus, à prendre en considération l’ensemble du reste du monde et les interdépendances économiques, intellectuelles et sociales, et surtout à reconnaître la nécessité de la démocratie comme condition indispensable à une mise en œuvre concertée et acceptée des réformes envisagées. Sans pression extérieure (indifférence des puissances soucieuses de leurs seuls intérêts immédiats) et intérieure (répression de toute velléité d’opposition), les dictateurs se complaisent dans une paranoïa qui dérape parfois en folie sanguinaire (il n’y a pas longtemps avec Pol Pot et compagnie). Jamais le culte de la personnalité n’a autant sévi dans les sociétés closes de droite ou de gauche, issues ou non des guerres d’indépendance. Partout au Vietnam, portraits et citations de l’oncle Hô envahissent la vie des Vietnamiens. Sur les frontons des monuments, sur les banderoles tendues à travers les rues, sur les murs et dans les bureaux, se remarque le fameux slogan du régime qui lui est attribué : « Rien n’est plus précieux que l’indépendance et la liberté » (Không có gì quí hon dôc lâp và tu do).

Tout le monde a pu constater ce qu’il en est de la liberté dans le Vietnam communiste : interdiction d’exprimer une opinion différente de celle du Parti, interdiction de se grouper, de se déplacer à sa guise, d’exercer une profession libérale, de s’instruire à sa convenance, etc.. Mais pour beaucoup l’indépendance reste un acquis remporté de haute lutte par les communistes vietnamiens, comme si la première déclaration d’indépendance unilatérale du Vietnam en 1945 n’était pas le fait d’un gouvernement d’union des patriotes libéraux, comme si le Vietnam sous Bao Ðai n’était pas indépendant (quoique sans véritable souveraineté, conquise seulement à la veille du traité de Genève de 1954), comme si la république du Vietnam n’était pas un Etat souverain reconnu par la plupart des pays du monde. Certes, les communistes ont joué un grand rôle dans la lutte contre le colonialisme, mais après leur victoire sur les républicains ils ont en quelque sorte confisqué l’indépendance à leur profit. Car qu’est-ce que l’indépendance sinon la souveraineté du peuple (cf. art. 3 de la Déclaration des droits de l’homme de 1789) ? Et qu’est-ce que la souveraineté du peuple sinon le droit du peuple à disposer de lui-même, de se donner le gouvernement de son choix ? Mais comment le peuple peut-il exercer un tel droit et choisir ses représentants en l’absence de la liberté d’opinion et de presse ? En prévision de cet asservissement intérieur, la Déclaration des droits de l’homme de 1793 a stipulé dans son article 35 le droit à l’insurrection : « Quand le gouvernement viole le droit des peuples, l’insurrection est pour le peuple et pour chaque portion du peuple le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs », propos qui se rapproche des idées du pourtant peu révolutionnaire Mencius : « Quand le monarque considère ses sujets comme les membres de son corps, ses sujets le regardent comme leur cœur et leur esprit ; quand le monarque considère ses sujets comme des chiens et des chevaux, ses sujets le regardent comme un simple compatriote ; quand le monarque considère ses sujets comme de l’herbe et de la glèbe, ses sujets le regardent comme un bandit et un ennemi » (Quân chi thi thân nhu thu túc, tac thân thi quân nhu phúc tâm ; quân chi thi thân nhu khuyên mã, tac thân thi quân nhu quôc nhaab ; quân chi thi thân nhu thao gioi, tac thân thi quân nhu khâu thù – Manh Tu, ch. Li lâu ha).

Alors qu’au niveau individuel la liberté dispose pour se développer effectivement d’une société civile qui la limite et la soutient, au niveau des Etats la liberté reste encore à l’état de nature où la liberté toute puissante de chaque Etat ne connaît pour borne que celle des autres Etats. Cet archaïsme du politique rivé à un nationalisme étroit au moment où le champ de l’économie et de la technique se mondialise (internationalisation du capital et diffusion à grande échelle des retombées technologiques) provoque un hiatus qui risque de devenir explosif sans un organisme supranational capable de contenir la liberté des Etats et de régler les divers conflits internationaux qui en découlent. Tant qu’un tel organisme n’est pas instauré, tant que reste appliqué le principe de non-ingérence, les peuples opprimés ne peuvent compter que sur eux-mêmes pour secouer le joug de leurs maîtres. Et la seule façon pour les Vietnamiens de marquer leur accord avec le slogan de l’oncle Hô est de se lever d’un même élan pour renverser l’odieux régime que l’oncle a édifié.

Paris, Tu Do, 11, 11/1984

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