Révolte des montagnards du Centre Vietnam

Les provinces de DacLac et GiaLai où se trouve le parc national Yok Don ont été durant 4 jours (2 - 5 / 2 / 2001) le théâtre des émeutes les plus spectaculaires et les plus inquiétantes pour le régime communiste vietnamien depuis leur accession au pouvoir. Des milliers de montagnards en colère, issus des minorités ethniques Ede, Jaraï, Khmer, Hmong … , se sont heurtés à la police et aux forces de l’ordre dans leur marche à l’assaut des chefs-lieux de province. Après avoir fait le black-out, les autorités ont publiquement reconnu les faits le 7 / 2 et ont permis à la presse nationale d’en faire succinctement état le 9 / 2.

Calendrier des désordres
D’après diverses sources, le calendrier des désordres a pu être ainsi établi :
- Les premières manifestations eurent lieu à la nouvelle de l’arrestation et du tabassage par la police, le 29 / 1, de deux membres de la Montagnard Foundation, un organisme protestant basé à Spartanburg, USA, dédié à la cause des minorités ethniques du Vietnam, Rahlan Pon et Rahln Djan du district Cu Prong. Une action simultanée décidée le 1 / 2 fut exécutée le 2 / 2, à 4 h du matin : 4000 montagnards chrétiens de GiaLai convergèrent de toute la région vers la préfecture de Pleiku pendant que 1200 autres habitants de DacLac marchèrent sur la préfecture de Ban Mê Thuôt pour exiger la libération des deux activistes. Dans les heurts avec la police qui s’en suivirent, les manifestants furent sévèrement battus par la police et il fallut l’intervention des représentants du gouvernement réunis le 3/2 dans la province voisine de Kontum pour y célébrer le 71ème anniversaire de la fondation du parti communiste pour empêcher les arrestations et pousser les montagnards à rentrer chez eux.
- Le mouvement de protestation s’était cependant propagé et le 4 / 2, 20 000 autres personnes venues de toute la région voulurent cette fois-ci se rassembler devant les sièges de chef-lieu du Parti communiste. Elles furent entravées dans leur marche par des barrages et barbelés érigés par la police. Cette dernière s’acharna sur le premier groupe de 600 montagnards intercepté, causant de graves blessures à 200 personnes. Les autres groupes furieux, décidèrent de rendre les coups et dans les échauffourées, une vingtaine de policiers furent blessés.
- L’armée appelée de toute urgence à la rescousse déploya en masse les troupes dans les deux provinces. Secondées par des patrouilles d’hélicoptères, elles finirent par rétablir l’ordre non sans toutefois que les autorités eurent promis le relâchement des deux activistes sus-cités. Officiellement, seuls 20 manifestants ont été arrêtés pour actes de provocation et dommages aux biens publics. La région reste interdite aux touristes, en particulier le parc national qui ne sera pas ouvert avant avril.

Causes profondes des troubles
La colère des montagnards du Centre Vietnam qui a explosé au début de février couve en fait depuis des lustres. Jusqu’en 1999, date de lancement du programme 135 visant à relever le niveau de vie des minorités ethniques, ils faisaient figure d’enfants sacrifiés du régime. Au dire du dissident Nguyên Thanh Giang en avril 2000, alors que le régime se vantait de la suffisance alimentaire de la population, en début 1999, « dans les régions montagnardes et les provinces du Centre-Vietnam, 2,3 millions de personnes souffraient encore de la faim », certaines n’ayant rien à se mettre sous les dents 4-5 mois de suite. La mortalité chez les montagnards est même près de trois fois supérieure à celle des autres Vietnamiens. Les minorités du Centre-Vietnam subissent de plus la défaveur du pouvoir pour avoir nourri en leur sein des rescapés du FULRO (= Front unifié de lutte des races opprimées, organisation politique fondée à l’instigation de Phnom Penh en 1964 pour lutter contre la république du Sud-Vietnam mais ralliée en 1968 au gouvernement sud-vietnamien) qui continuèrent après 1975 à résister aux communistes, menant contre Hanoï une guérilla opiniâtre jusqu‘en 1992.

Avant la mainmise de Hanoï sur tout le pays, les montagnards du Centre Vietnam jouissaient d’une vie relativement décente. A part dix ans (1955-1964) de vietnamisation forcée ordonnée par le gouvernement Ngô Ðình Diêm, mesure qui suscita en 1958 la fondation du mouvement autonomiste BaJaRaKa, précurseur du FULRO, les minorités ethniques étaient choyées par les pouvoirs successifs (impérial des Nguyên, colonial des Français, royal de Bao Ðai, républicain du Sud-Vietnam) qui reconnaissaient leur droit à une culture spécifique (primitive, de type matriarcal) et surtout leur droit de propriété sur leurs terres ancestrales s’étendant sur des milliers d’hectares. Malheureusement pour eux, ces droits ne signifient rien aux yeux des idéologues marxistes adeptes de l’uniformisation des esprits et négateurs de la propriété foncière privée. Malgré les promesses tenues en temps de guerre pour se les concilier, après la victoire, le régime adopta une politique dévastatrice à leur égard. Dès 1976, sous prétexte de la création de nouvelles zones économiques, des villages entiers de montagnards du Centre furent déplacés loin de leur ancien habitat pour laisser la place à des colons venus aussi bien des plaines que des montagnes du Nord-Vietnam. Sur les riches terres confisquées aux montagnards naquirent de lucratives plantations de poivre et principalement de café où les anciens propriétaires fonciers doivent désormais travailler comme fermiers pour gagner leur vie. Sans vaste terre pour y pratiquer la culture sur brûlis et sans forêt, décimée à vitesse effroyable, pour s’adonner à la chasse, que peuvent-ils faire d’autre ?

La culture du café sur les hauts-plateaux s’est développée au point que le Vietnam en est devenu aujourd’hui le 2è producteur mondial, après le Brésil, et même le 1er producteur si on compte seulement la variété robusta. Parallèlement à cet essor, l’afflux des colons a réduit les minorités ethniques en minorités numériques sur leurs anciennes terres : Au recensement de 1999, les colons représentent jusqu’à 51 % de la population dans la province de DacLac ; actuellement, on y estime leur nombre à 70 % du chiffre total de 1,8 millions d’habitants (contre 1 million en 1990), et sur l’ensemble de la population de la province, 80 % vivent du café. En choisissant pour la région la voie de la monoculture rapidement rentable, les dirigeants vietnamiens ont aussi mis la population sous la dépendance directe des cours mondiaux. Pendant une dizaine d’années à partir de 1990, la bonne vente d’une production en augmentation a maintenu dans l’espoir les fermiers qui voient leur vie s’améliorer. Hélas, ces derniers temps, les cours du café ont baissé, chutant en 2000 au prix d’il y a trente ans. Le prix domestique est ainsi descendu de 40 000 dông / kg en 1995 à 12 000 dông en 2000 puis aux environs de 6 000 dông actuellement, tombant ainsi au-dessous du coût de production. On mesure la situation dramatique des planteurs dont le revenu moyen annuel passe de 490 USD en 1996 à 386 USD en 2000. Ironiquement, la chute des prix est imputée par la profession à la production excessive du café vietnamien qui constitue pour le pays la deuxième source de devises.

Déçus dans l’espérance d’une meilleure vie matérielle, les montagnards voient en plus leur vie spirituelle bafouée. A l’origine animistes, ils avaient été, dès l’arrivée des occidentaux au Vietnam, l’objet de l’évangélisation concurrentielle des diverses églises chrétiennes. Leur conversion, surtout au protestantisme grâce au dynamisme des missionnaires américains de la South Christian Church, bien amorcée avant 1975, devient massive (jusqu’à 95 % chez les Stieng) dans le contexte de misère morale où ils sont plongés sous le régime communiste. Or, pour ce dernier, la soumission du peuple à une religion, surtout d’obédience étrangère, est insupportable. Pour contrer l’influence de la religion, il veut la contrôler. D’où le harcèlement des prêtres indépendants, la confiscation et la destruction des églises construites sans permis, l’intimidation des fidèles loyaux envers le clergé de leur choix, mesures répressives qui ne font que dresser davantage la population contre les autorités.

Le profond mécontentement des minorités ethniques du Centre Vietnam a atteint le point où le moindre incident risque de tourner en émeute. Et les incidents ne manquent pas avec les brutalités policières et les exactions des cadres cupides qui cherchent à accaparer les terres restantes des autochtones. Déjà en août 2000, ulcérés par la concussion des fonctionnaires communaux, 150 montagnards armés s’en étaient pris aux bâtiments et agents administratifs du district de Ea H’Leo, DacLac. Pour apaiser les montagnards, le gouvernement renouvelle la méthode qui lui a bien réussi lors de la révolte des paysans de Thái Bình en 1997 : envoyer dans tous les districts concernés des comités d’enquête (comprenant les représentants de la police locale, des services de l’agriculture, des finances et des banques) chargés d’écouter les doléances des montagnards et de résoudre les différends à caractère foncier entre eux et les colons.

Les conséquences et problèmes posés
L’enquête à Thái Bình avait abouti à la mise en cause de plus de 2000 cadres corrompus. Pourtant, pour la population les mesures disciplinaires prises furent appréciées comme dérisoires par l’opinion pour laquelle la nasse n’avait attrapé que du menu frétin et laissait échapper les gros poissons. Sans anticiper sur les résultats d’enquête des nouveaux comités, on peut déjà dire que leur action adoucit peut-être pour un temps les rancœurs montagnardes, mais ne résolvent en rien les problèmes posés cette fois-ci. Les minorités ethniques ne se plaignent pas simplement du sempiternel fléau de la corruption que les autorités peuvent éluder en traitant cas par cas. Leurs revendications soulèvent des questions ultra-sensibles, portant sur la politique même du régime, en matière juridique, économique et religieuse : droit des minorités, distribution des terres et monoculture, liberté religieuse. Le régime n’ignore pas que l’opinion internationale s’émeut facilement dès qu’il s’agit de minorités et de religion opprimées. Déjà, le 16 / 2, 43 députés américains ont écrit à Hanoï une lettre signifiant leur préoccupation à ce sujet à propos des événements de DacLac – GiaLai. Les aides internationales comme la ratification du traité commercial avec les Etats-Unis risquent de dépendre de son aptitude à amadouer les montagnards.

En éclatant en pleines discussions du Comité central du Parti à la veille de son 9ème Congrès, la révolte montagnarde ne manque pas d’agir sur les luttes d’influence entre les diverses factions. Les conservateurs vont profiter des troubles pour prêcher plus de fermeté et renforcer le pouvoir de l’armée. Les réformateurs argueront des effets néfastes des politiques dirigistes intolérantes pour prôner plus de souplesse et réformer progressivement les institutions. Mais tant qu’unanimement ils veulent maintenir le socialisme et le monopole du Parti, on ne voit pas comment ils arriveront à dénouer les difficultés nées de l’absence de liberté, de la négation du droit coutumier et de la toute puissance policière.

1/3/2001

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