Requiem pour la politique des droits de l'homme

L'indifférence des nations occidentales devant les massacres perpétrés au Rwanda où les victimes se comptent par centaines de milliers, voire jusqu'au million, après la comédie de l'intervention passive dans l'ex-Yougoslavie toujours déchirée, sonne le glas de la politique des droits de l'homme dont les Etats-Unis et l'Europe occidentale se sont faits les hérauts durant les deux dernières décennies.

Inspiré par le président Jimmy Carter au sortir de la guerre du Vietnam pour contrer l'hégémonie soviétique non plus par les armes mais par des moyens pacifiques, le combat pour les droits de l'homme rallia le suffrage de tous les idéalistes ou se passant pour tels, de la droite anti-communiste à la gauche bien-pensante revenue du paradis socialiste sous l'évidence des témoignages des refuzniks. Forts de leur puissance économique et de leur régime relativement satisfaisant, les pays occidentaux entendirent imposer à leurs partenaires un droit de regard sur la situation des droits de l'homme chez eux. Sous la pression de l'opinion publique, l'étendard des droits de l'homme, brandi par conviction ou par simple suivisme par les gouvernements occidentaux, apportait son soutien aux dissidents et opprimés du monde entier, réussissant parfois à sauver des individus des affres de la torture ou des griffes de la mort. De quoi faire apparaître les démocraties occidentales comme des parangons de vertu, réhabiliter leurs erreurs passées et entretenir chez les naïfs la confiance en une possible prépondérance de la morale sur la politique ou la raison d'état.

Hélas, une telle prééminence n'a jamais relevé que du domaine de l'utopie. Même au plus fort de son application, la politique des droits de l'homme prônée par les Occidentaux consistait non à subordonner la politique à la morale mais à se servir de la morale à des fins politiques. Une fois le principal adversaire dénommé "l'empire du mal" terrassé, cette stratégie bat de l'aile, d'autant plus que la crise économique pousse plus à la frilosité ou à l'isolationnisme qu'à un interventionnisme risqué.

Alors que la question des droits de l'homme (justice et liberté, ou plus simplement vie) est plus que jamais à l'ordre du jour avec la montée des forces obscures issues du plus tréfonds de l'âme humaine qui s'ébranlent sur les décombres du communisme et le terreau de la misère, voilà que les privilégiés (nations et particuliers) prétextent de leur impuissance pour se retrancher dans un cocoonisme égoïste sinon dans un cynisme méprisant.
Depuis la vaste mascarade de la guerre du golfe contre un matamore diabolisé, présentée comme la manifestation d'un nouvel ordre mondial avec le gendarme américain dans le rôle du cavalier blanc, qui laissa en fin de compte le pouvoir de Saddam Hussein en l'état avec un peuple encore plus asservi, la politique des droits de l'homme tant vantée s'est révélée être une baudruche dégonflée cachant mal de sordides calculs d'intérêts. Cependant, par pudeur et sous la mire vigilante d'une frange encore idéaliste de l'opinion, elle reste agitée comme une bannière pour les relations internationales, suscitant toujours (quoique de moins en moins) et décevant immanquablement l'espoir des faibles et des persécutés.

De démission en démission, après menaces de sanction en cas de violation des droits de l'homme, les gouvernements occidentaux se contentent de réserves et regrets qui n'empêchent pas des accords fructueux. Envers des dictatures patentées comme la Chine et le Vietnam, les politiciens peuvent encore promettre des attitudes fermes au moment de briguer des mandats électifs (lire les déclarations "vertueuses" de Pierre Lellouche et Gérard Longuet dans Tin T?c n° 14) mais s'empressent de se montrer conciliants (les députés cités se sont offerts un voyage d'agrément officiel dans le même pays qu'ils ont critiqué quelques mois auparavant) dès qu'ils arrivent au pouvoir, au nom des intérêts de la nation, c'est-à-dire des contrats attractifs.

Le retrait de l'embargo américain contre le Vietnam puis les échanges diplomatiques (sous forme de bureaux de liaison depuis le 26/5) entre Washington et Hanoi procèdent de la même logique capitularde. Le 26 mai, en renonçant à lier la question du respect des droits de l'homme à l'octroi de la clause de la nation la plus favorisée à la Chine, le président Bill Clinton enterre même officiellement la fameuse politique idéaliste que Jimmy Carter érigea en flambeau pour la diplomatie occidentale et dont il se faisait pourtant l'avocat passionné lors de sa campagne électorale de 1992.

Le retour sans complexe de la realpolitik sur la scène internationale n'augure rien de bon pour la paix et la prospérité dans le monde car elle masque difficilement la lâcheté et l'avidité de ceux qui la pratiquent. Réduites au désespoir par l'abandon des puissants qui auraient pu leur venir en aide en pesant sur leurs bourreaux, les victimes de l'injustice et de l'intolérance hanteront longtemps la conscience assoupie des occidentaux qui n'auront protégé maintenant leur confort matériel que pour avoir à défendre plus âprement leur seule survie lorsque les barbares encouragés par leur pusillanimité se répandront parmi eux.
30/5/1994

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