La répression religieuse qui se déroule actuellement au Vietnam n'émeut guère l'opinion internationale, accaparée par des nouvelles autrement préoccupantes dans l'ex-Yougoslavie ou ailleurs. Où sont donc les belles âmes qui hurlaient contre la dictature de Ngô Ðình Diêm lorsqu'un bonze se suicida par le feu, sans aucune tenue en compte du fait que le Sud-Vietnam était en butte à une implacable guerre subversive ? Depuis quelques mois, 4 Vietnamiens se sont déjà immolés par le feu, l'un aux Etats-Unis même, en signe de protestation contre l'asservissement de la religion par l'Etat au Vietnam, des dizaines de milliers de bouddhistes sont descendus dans la rue et ont manifesté un peu partout dans le pays -- événement inouï sous un régime communiste -- pour soutenir les bonzes incarcérés, des centaines de personnes sont emprisonnées, mais nos esprits bien-pensants ne trouvent rien à redire à la situation.
Aux empêcheurs de prêcher en rond, ils répliquent dédaigneux : "Mais ne voyez-vous pas que le Vietnam se libéralise ? Ce n'est pas le moment de l'affaiblir par des revendications exagérées. Toutes ces manifestations religieuses sentent l'intégrisme à plein nez", volontiers oublieux de leur ancienne vertueuse indignation lors des événements qui provoquèrent la chute de M . Diêm. Certains, pour continuer à jouir des faveurs d'un régime qu'ils ont contribué à instaurer par leur action militante, abandonnent même leur grand principe de l'universalité des droits pour entonner, tel Philippe Devillers, le couplet favori des dictateurs de tout poil sur le particularisme de la conception des droits de l' homme, thèse ultra-raciste car supposant qu'il est normal et légitime qu'un jaune ou un noir doive se contenter des conditions de vie qu'un occidental ne supporterait jamais, fût-ce un seul jour, qu'un front de ces dictateurs a tenté d'imposer à l'ONU lors du congrès de Vienne de juin dernier.
Il est vrai que l'ouverture économique décidée par le régime de Hanoi pour assurer sa survie a entraîné obligatoirement un certain relâchement de l'emprise du Parti sur la population, mais cette libéralisation politique a ses limites. Il est inconcevable pour le Parti qu'il puisse se constituer en dehors de lui une force organisée quelle qu'elle soit. Les groupements civils capables de s'ériger en opposition au régime étant tous décapités, leurs chefs tués, emprisonnés ou contraints à l'exil, ne restent au Vietnam que des organisations religieuses pour pouvoir tenir tête au pouvoir. Si l'Eglise catholique (5 à 10 % de la population selon les appréciations) joue jusqu'ici la collaboration ou l'attentisme, l'église bouddhiste unifiée, forte du nombre de ses adhérents (50 millions, dont la majorité est plutôt "bouddhisante" ou familière des préceptes de Bouddha que bouddhiste) et surtout de ses services rendus autrefois au régime (les bonzes se dressant contre Ngô Ðình Diêm étaient tous pro-communistes, le vénérable Thich Ðôn Hâu récemment décédé par qui la révolte explose était même membre du bureau politique du fantomatique FLN) essaie de reprendre son autonomie.
Dans la partie de bras de fer qui
oppose actuellement l'église bouddhiste
unifiée au régime, la question religieuse, quoique fondamentale,
n'est pas seule concernée. Si tant de Vietnamiens, d'ordinaire peu religieux,
sont entrés en rébellion sous la bannière du bouddhisme,
c'est parce qu'à défaut d'autre exutoire la fronde religieuse
est le seul moyen par lequel ils peuvent marquer leur hostilité au pouvoir.
Tous les démocrates, même les plus athées, en sont conscients,
qui suivent avec attention et espoir les péripéties de cette
lutte. Même si certains nourrissent des ambitions temporelles pour la
religion en se jetant dans la bataille, le danger de l'intégrisme n'est
nullement à redouter au Vietnam. La seule menace qui pèse sur
le pays est la perpétuation d'un régime incapable et corrompu
que doit combattre tout véritable ami du Vietnam.
16/11/