Procès d'un attentat

Lequel d'entre nous, y compris parmi les anti-américanistes primaires, ne s'était-il pas senti interpellé d'une manière ou d'une autre par la sauvage attaque du World Trade Center à New-York ? Perpétré à l'aube du 3è millénaire dans le pays de "la guerre des étoiles", où des stratèges futuristes n'envisagent pour menace éventuelle qu'un affrontement avec des extra-terrestres, par une poignée d'individus déterminés bardés en tout et pour tout de quelques cutters, l'attentat meurtrier aux milliers de vies sacrifiées et aux conséquences désastreuses pour l'économie planétaire ébranle les certitudes des uns tout comme les doutes des autres, obligeant les responsables politiques à mettre en question leurs choix et attitudes précédents, du moins momentanément avant que les anciens plis ne les y ramènent.

L'ampleur des dégâts et surtout des pertes humaines intentionnellement infligés en un laps de temps limité n'a pu qu'effarer les esprits, même parmi les cerveaux et complices de l'attentat qui ne semblent pas s'attendre à un si grand "succès" et se gardent bien de s'en vanter. Qu'elle soit l'œuvre de quelques illuminés suicidaires armés seulement de leur fanatisme politique ou religieux, alors que pour obtenir pareil résultat des armées sophistiquées opérant dans les conditions normales devraient peiner des mois durant, rend l'événement encore plus terrifiant.

Après l'hommage rendu sincèrement ou d'usage aux victimes et la condamnation du terrorisme aveugle, chacun y a été de son interprétation de l'affaire, et à l'occasion, malgré ou à cause de l'émotion universelle, on ne peut que constater le fossé grandissant entre l'Occident et le reste du monde. Nonobstant l'alignement plus ou moins mitigé de presque tous leurs gouvernements sur la position américaine, la majorité des peuples non-occidentaux et non-chrétiens a plutôt tendance à saluer "l'exploit" des terroristes et à imputer la cause première de l'attentat à l'impérialisme américain. On évoque même la justice rétributive en citant Hiroshima et l'Irak.

Aussitôt le spectre du choc des civilisations popularisé en 1996 par Huntington enflamme les rédactions. Minimisés ou niés par les gouvernants par peur de l'appel d'air pour une spirale de la haine qui conduirait à une conflagration mondiale, les nouveaux antagonismes Est-Ouest de l'après-communisme n'en existent pas moins, et ce n'est pas en imitant l'autruche que nos dirigeants contribuent à les déjouer. A la suite de l'attentat du 11 / 9 lequel, à travers les Etats-unis, vise tout le monde occidental, les Occidentaux ont intérêt à s'interroger sur la détestation ouverte ou masquée que les autres leur portent et à mettre à plat leurs politiques et agissements, s'ils veulent que la guerre de représailles que mènent actuellement les Etats-unis contre les terroristes islamistes ne devienne pas le prélude à des conflits généralisés dont tous sortiront perdants.

Le rejet de l'Occident ne concerne pas que les états musulmans mais aussi ceux animistes, panthéistes et athées d'Afrique et d'Asie. Partout le mot d'ordre public ou privé est : la technologie et l'opulence des Occidentaux -- désignés toujours dans le langage courant par des termes péjoratifs tels que "diables des océans" en Chine -- oui (sauf chez certains extrémistes religieux), leurs valeurs non. Et les fréquentes autant que fracassantes vantardises de certains dirigeants orientaux et extrêmes-orientaux sur la supériorité des valeurs de leur propre monde font paraître bien timide la récente et vilipendée déclaration berlusconienne.

Certes, la plupart des pays non-occidentaux est pauvre et sous-développée, et l'écart de leur niveau de vie avec celui des nations florissantes (en grande partie occidentales, d'où la focalisation sur l'Occident) ne peut que susciter chez les premiers envie et ressentiment. Ces sentiments, somme toute humains, ne se tournent pas automatiquement en haine et s'effacent dès qu'il y a possibilité pour les uns de s'enrichir et rattraper leur retard ou si se manifeste chez les autres un réel effort de compréhension et d'aide. Le hic est que d'une part sur le terreau de la misère et consécutivement de l'ignorance prospèrent des saprophytes ambitieux et jaloux qui s'emparent des consciences pour les manipuler et asseoir leur pouvoir, et que d'autre part l'égoïsme des nantis les rend défavorables au partage et tributaires d'un système de plus en plus perçu comme inique.

Les êtres humains naissent et vivent au sein de sociétés et de cultures différentes constituées le long des siècles qui influencent leurs pensées et mode de vie, mais ces différences, même si elles comportent des points irréductibles, n'empêchent pas leur coexistence pacifique, du moment qu'ils mettent en précepte cette part universelle qui se trouve dans toutes les cultures et fonde l'humain en eux. N'en déplaise aux partisans aussi bien de l'hégémonisme que du relativisme culturel, l'universalité des valeurs existe quoique noyée sous les particularismes. La seule maxime "Ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qu'on te fasse", présente dans toutes les religions et morales, qui implique la justice et l'égalité, a pour vertu de rassembler les hommes par delà leurs dissemblances si elle est bien appliquée. Malheureusement, au lieu de cultiver cette part d'universel essentielle en eux, par bêtise ou par calcul, les autorités et agents responsables poussent les peuples à s'arc-bouter sur leurs particularités accidentelles, sources de défiances et querelles (les gauchistes français n'ont-ils pas longtemps exalté les différences des émigrés invités pourtant à s'intégrer ?).

Démagogues autocrates et affairistes sans scrupules trouvent leur avantage dans le statu quo, et la collusion de leurs intérêts aboutit à ce que les gouvernements des pays les plus soucieux des droits de l'homme de la planète s'acoquinent sans complexe avec les pires tyrannies. Cette alliance contre nature au nom d'un soi-disant réalisme ne fait que désespérer les hommes de bonne volonté de divers côtés sans assurer la sacro-sainte stabilité. Le drame du 11/9 illustre bien l'inconséquence (ou l'improductivité selon le vocabulaire à la mode des technocrates) de cette politique foncièrement immorale puisque les terroristes talibans qui l'ont provoqué ont été longtemps les créatures des Etats-unis qui n'avaient pas hésité à les armer et à les financer pour des raisons bassement économiques.

Fanatiques et nihilistes prolifèrent sur fond d'amoralisme généralisé, et ce ne sont pas des frappes chirurgicales et autres qui vont les extirper tant que l'indifférence et le cynisme mènent la danse. Plus que jamais, l'éthique gît au coeur des problèmes mondiaux, et pour les résoudre les Etats doivent l'introduire dans leur politique. Déjà, si "la guerre du bien contre le mal" décrétée par le président Bush finit par avoir lieu, qu'elle ne consiste pas en une simple exécution de la loi du talion mais vise le but honorable de renverser un régime barbare pour le remplacer par une véritable démocratie ! Les milliers de victimes de l'attentat du 11 / 9 ne seront pas morts en vain si leur tragédie a au moins pour conséquence la liberté des Afghans.

Paris, 30/9/2001

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