Pas de quoi pavoiser

Depuis le mois de mars et jusqu'au début de mai, le régime communiste de Hanoi célèbre à grandes pompes le 25ème anniversaire de la conquête complète du Vietnam. Dans la moitié sud du pays, territoire de l'ancienne république du Sud-Vietnam, village par village, ville par ville, le peuple est "invité" à fêter fastueusement la date de sa "délivrance" par l'armée du Nord. Tout le Vietnam doit pavoiser, du moins par une profusion de drapeaux, à l'unisson du Parti dont c'est en même temps le 70ème anniversaire.

Dans la mesure où la chute de Saïgon le 30/4/1975 entraîne la fin d'une guerre interminable et la réunification du pays, les dirigeants communistes peuvent se glorifier d'un haut fait. Mais cette même victoire dont ils ne cessent de savourer le triomphe sonne aussi le glas de leur légitimité. Tant que la guerre durait, ils pouvaient mettre sur le dos de la menace contre-révolutionnaire et impérialiste les souffrances et sacrifices exigées du peuple et renvoyer à un lendemain hypothétique le paradis promis. Avec la paix se révèle leur hideux et vrai visage de cyniques assoiffés de pouvoir que rien ne peut compenser, ni le patriotisme, mieux incarné par les nationalistes libéraux qu'ils ont massacrés, ni la compétence que dément l'état déplorable du Vietnam sous leur domination.

De "perle de l'Extrême-orient" (ou écrin de perle si on réserve cette image à l'ancienne Saigon) du temps de la colonisation française, le Vietnam est devenu grâce à la gestion communiste un des pays les plus misérables de la planète, dont le Pib n'atteint même pas le niveau de bien de pays africains. La politique d'ouverture économique lancée en 1987 à l'instar de la Chine a sauvé le Vietnam de l'asphyxie sans cependant lui permettre de prendre un réel essor. Passée l'euphorie des premières années où l'économie, partant de rien, enregistrait, et pour cause, une croissance élevée (8 % en 1990) due à l'attirance des capitaux baladeurs pour un pays neuf à fort potentiel, le pays risque de replonger dans le marasme avec la désaffection des investisseurs devant l'impéritie du régime (cf. le spectaculaire retrait du japonais Mitsui chemicals inc. qui vient de fermer le 17/1/2000 son usine de Dong Nai d'une valeur de 75 millions USD après deux années de pertes répétées pour cause "de coûts élevés et de manque de protection") et une croissance par suite déclinante (5,3 % en 1998, 4,8 % en 1999).

Certes, en ces temps de bouleversements multiformes, crises et difficultés guettent tous les pays, même les plus prospères, mais elles peuvent être surmontées avec un gouvernement avisé et des lois judicieuses. C'est ainsi que les nations asiatiques touchées par la crise de 1997 relèvent aujourd'hui la tête, au grand dépit de Hanoï qui se félicitait d'en être épargné et se gaussait de ses voisins trop dépendants du capitalisme étranger, et se retrouve maintenant en plus mauvaise posture que ces imprudents suppôts du libéralisme.

Alors que les problèmes économiques et sociaux s'amoncellent (démographie galopante avec au recensement de décembre 1999 plus de 76 millions d'habitants soit une augmentation de 17 % en une décade avec pour conséquence pénurie de terre pour les paysans et irruption chaque année de 1,2 million de jeunes sur le marché du travail sans beaucoup d'emplois qui les attendent, incompétence et corruption des cadres au point que dans les premiers mois de 1999 le gouvernement a dû en suspendre plus de 1000 dans la province de Thái Bình pour éviter de nouvelles émeutes populaires, pour ne citer que les plus importants), que font les dirigeants ? Accélérer les réformes juridiques et structurelles, créer un appel d'air pour dépoussiérer l'Etat ?

Que nenni. Tout préoccupés qu'ils soient de la gravité de la situation du pays, les communistes au pouvoir s'inquiètent encore plus pour leur propre survie, et préfèrent geler les réformes plutôt que de prendre des mesures susceptibles de mener à une libéralisation politique. Contre les mécontents, ils concoctent en novembre 1998 le décret 89/ND–CP permettant la détention à durée indéterminée de tout individu sur simple décision d'une police de district ou d'une division d'armée. Réaffirmant le rôle prééminent du Parti, son secrétaire-général rejette en mars 1999 "toute assertion promouvant la démocratie absolue, mettant les droits de l'homme au-dessus de la souveraineté ..., soutenant le multipartisme ou le pluralisme politique ... comme un mensonge et une tromperie".

Par peur de perdre un droit de regard absolu sur toutes les activités existantes, tétanisé par la crainte de troubles sociaux qui risquent de l'emporter, le Parti est incapable de moderniser le pays, rechignant aussi bien à mettre de l'ordre dans les entreprises d'état déficitaires qu'à lâcher du lest en faveur des initiatives privées. L'exemple de la mine de charbon de Quang Ninh illustre sa propension aberrante au statu-quo aux dépens de l'avenir et de l'intérêt général : la restructuration nécessaire obligeant la mise à pied de 50 000 mineurs, alors qu'il est possible d'éviter toute révolte en accompagnant ce licenciement massif par un prêt consenti par la Banque mondiale, le Parti a choisi de les maintenir en place ; que faire avec le stock de charbon invendu qui s'élève déjà à 4 millions de tonnes? qu'à cela ne tienne, d'autres entreprises d'état seront contraintes de les acheter même si elles n'en ont pas besoin, des centrales électriques brûlant au charbon seront construites pour consommer le reste. Cependant qu'on s'obstine à favoriser la production et l'utilisation d'un charbon devenu dispendieux, d'énormes quantités de gaz pétrolier brûlent depuis des années au large par manque d'investissement dans l'acheminement, le traitement et la distribution de ce combustible moins polluant et plus économique.

Pour amadouer l'opinion publique, outre quelques procès contre des cadres concussionnaires, le Parti a procédé ce début d'année à une auto-critique de tous ses membres, au nombre de 2,5 millions. Ce genre de campagne souvent renouvelée chaque fois que le Parti affronte des contestations ne trompe maintenant plus personne (même le très officiel "Saigon libéré" met en doute sa sincérité) surtout qu'à la fin, peu de blâmes ou d'expulsions ont été prononcés (ainsi à Saigon, seulement 0,8 % ont été blâmés et 0,16 % expulsés). Comment le Parti pourrait-il d'ailleurs désavouer un grand nombre de ses membres qui n'ont fait que suivre ses directives et profité des avantages découlant de leur puissance sans contrôle et partage, sans se condamner lui-même ? Assurés de leur impunité et confortés dans leur position, les cadres communistes peuvent perpétuer la gabegie et continuer leur oppression.

Peuple travailleur, jeunesse studieuse ..., les atouts ne manquent pas au Vietnam pour réussir son passage dans le club des jeunes dragons. L'envol escompté tarde hélas à venir, empêché par la pesanteur des fléaux persistants, le pire étant le Parti communiste lui-même, considéré par les observateurs impartiaux (cf."The Asian Wall street journal" du 14/1/2000) comme "le plus grand obstacle au développement économique du Vietnam". Décidément, vu son triste bilan, le pouvoir communiste de Hanoï n'a pas de quoi pavoiser !

Paris, 4/4/2000

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