Omnipotence policière au Vietnam

Les talents de convaincre conjugués du président français Chirac et du premier ministre belge Dehaene n’ont abouti à aucun résultat dans l’affaire Ðang-Vu Chính, un Belge d’origine vietnamienne engagé comme Vice-PDG de la société Bình Châu (Vung Tàu, Sud Vietnam), mis en résidence surveillée et privé de tout moyen de vivre depuis plus d’un an par la police locale pour s’être opposé à la mainmise de fonctionnaires mafieux sur ladite entreprise dont le PDG-propriétaire, M. Trinh Vinh Bình, a été mis sous les verrous pour des motifs contestables. A vrai dire, le gouvernement vietnamien veut bien se laisser fléchir mais n’ose contrecarrer sa police, véritable état dans l’état, dont la puissance et l’arbitraire, loin de diminuer avec l’ouverture du pays, grandissent à la faveur des besoins accrus de protection du Parti et des fortunes accumulées au moyen d’une exploitation judicieuse de l’économie de marché.

Le fait est qu’au Vietnam, comme dans tous les pays communistes, les ministères et organismes publics ne sont que la face civilisée d’une organisation occulte dont le Parti tire les ficelles. Ainsi la police-sécurité, qui dépend officiellement du ministère de l’intérieur, n’a en réalité des comptes à rendre qu’au Bureau organisateur du Parti, le centre réel du pouvoir vietnamien, dont est issu le Secrétaire général du Parti, l’homme le plus puissant du pays. Président, premier-ministre et ministres, pourtant membres du Politbureau, ne tiennent leur poste qu’avec le bon vouloir du Bureau et hésitent à intimer des ordres à la police que le Bureau protège. C’est pourquoi, bien que le gouvernement vietnamien ait donné à entendre au gouvernement belge que le cas de M. Ðang-Vu Chính connaîtrait une issue heureuse au début de décembre 1997, et qu’il ait effectivement envoyé une missive dans ce sens à la police locale, cette dernière peut en faire fi parce qu’il s’agit d’une suggestion et non d’une directive formelle.

De plus, le système à relais du Parti facilitant la formation de fortes puissances régionales, avec la débâcle de l’idéologie marxiste, se sont constitués des mini-états policiers quasiment autonomes, reliés seulement au pouvoir central par une communauté d’intérêts partisans. Même quand ils sont taraudés par le souci de développer le pays et pour cela de créer un cadre juridique décent qui puisse retenir les investisseurs étrangers, les dirigeants de Hanoï cherchent moins à répondre aux besoins de la nation qu’à sauvegarder avant tout les intérêts du Parti, lesquels lui commandent de ménager et de couvrir la police. D’où les mensonges et contradictions des autorités vietnamiennes dans le cas de M. Ðang-Vu Chính. Par exemple, elles déclarent au gouvernement belge qu’il est considéré comme vietnamien en territoire vietnamien, alors que la police le contraint à payer régulièrement la prorogation du visa de séjour au Vietnam sur son passeport belge s’il ne veut pas avoir des ennuis avec les services de l’immigration.

Tant que la police reste omnipotente au Vietnam ou que le Parti y règne, le Vietnam n’est et ne peut être un état de droit. Mais puisque Hanoï y prétend, les diplomates étrangers doivent la prendre au mot et exiger l’application des lois internationales pour ses ressortissants et non se laisser intimider par le cynisme des autorités vietnamiennes ou se laisser démonter par l’opacité diffuse du pouvoir communiste. Où qu’il se niche, ce dernier ne comprend que les rapports de force, et la Belgique et la France deviendront convaincantes le jour où elles se montreront moins pusillanimes.

30/10/1997

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L’affaire Trinh Vinh Binh

Même harcelé par la police de Vung Tàu qui le prive de tout moyen d’existence et essaie de faire le vide autour de lui, M. Dang-Vu Chinh peut s’estimer heureux en comparaison du sort réservé à M. Trinh Vinh Binh, de nationalité hollandaise, PDG-propriétaire de la société Binh Châu dont M. Dang-Vu a été un éphémère vice-PDG. Emprisonné et mis au secret depuis décembre 1996, M. Trinh est actuellement, au dire des rares personnes qui ont pu le voir, réduit à l’état d’un pensionnaire d’Auschwitz. Comment en est-on arrivé là ? L’examen de son cas est tout à fait édifiant quant aux méandres de la justice et du pouvoir réel au Vietnam.

Officiellement, M. Trinh est mis en prison sous une inculpation de fraude fiscale et de corruption active. Apparemment, rien d’anormal quoique l’emprisonnement aille à l’encontre des articles 75 et 76 du code de procédure vietnamien qui permet à tout inculpé en particulier ceux de nationalité étrangère, de rester libre contre la garantie de ses biens ou de sa famille. Le problème commence à se poser quand on sait que inculpation, enquête puis actuellement contre-enquête sont signifiées et menées exclusivement par la police locale sans qu’aucune autorité judiciaire aie son mot à dire (même si en régime communiste, le judiciaire est aux ordres de l’exécutif), et surtout que dans l’affaire la même police est à la fois juge et partie puisque certains de ses enquêteurs font partie des fonctionnaires corrompus ayant maille à partir avec l’inculpé.

Le piège s’est refermé sur M. Trinh Vinh Binh dès le jour où il décida de revenir investir au Vietnam en 1990. Fort des promesses du gouvernement vietnamien et de l’ambassade du Vietnam en Hollande, il se mit à réunir un capital de plus de 2 millions de dollars, fruits d’économies et d’emprunts qu’il fit rapatrier au fur et à mesure au Vietnam pour les confier à des parents restés au pays à charge d’acquérir des biens immobiliers et de monter en son nom une entreprise à intérêts diversifiés. C’est ainsi que fut créée en décembre 1993 la société Binh Châu dont la gestion revint au vice-président Trinh Hiên Thanh en l’absence du PDG Trinh Vinh Binh installé en Hollande. Comme toute entreprise au Vietnam, cette création n’a pu se faire qu’après arrosage par M. Trinh Hiên Thanh de tous les petits et hauts cadres vietnamiens concernés, et tout aussi inéluctable, l’essor de la société excita l’appétit de M. Trinh Hiên Thanh et des fonctionnaires mafieux qui pactisèrent pour la ponctionner à leur profit. S’étant aperçu des irrégularités flagrantes de gestion, M. Trinh Vinh Binh vira M. Trinh Hiên Thanh et ses complices puis engagea M. Dang-Vu Chinh pour s’occuper de la restructuration de la société Binh Châu. Les représailles se firent aussitôt sentir.

Comme il est exposé dans le n° de février 1997 de Tin Tuc, les pots-de-vin constituant le lubrifiant obligatoire dans les rapports avec l’administration vietnamienne, tout le monde au Vietnam est par la force des choses corrupteur et corrompu en acte ou en puissance et par suite, passible d’une peine pouvant aller jusqu’à la mort aux termes de la loi vietnamienne, s’il est traduit en justice. D’où cette règle tacite qui veut que ne soient poursuivis que les “mauvais” corrupteurs ou corrompus, qui ne savent pas payer ou percevoir “comme il faut”. Avec une dénonciation de M. Trinh Hiên Thành comme prétexte, la police de la province de Bà Ria - Vung Tàu n’a donc aucun mal à déclencher le mécanisme de la répression et à mettre M. Trinh Vinh Binh sous les verrous en décembre 1997 dès son arrivée au Vietnam suite aux avanies essuyées par son nouveau vice-président, M. Dang-Vu Chinh. Pour faire bonne cause, 10 autres personnes (des subordonnés dans l’entreprise et 3 fonctionnaires) furent inculpées en même temps que lui, parmi lesquelles le dénonciateur dont l’acte “civique” a été récompensé par une inculpation légère et le maintien en liberté alors que c’est lui-même qui s’est occupé du versement des pots-de-vin et en a même profité pour escroquer l’entreprise ! Bizarrement, figure parmi les inculpés une jeune maîtresse de M. Trinh Vinh Binh, tout à fait étrangère aux agissements de la société, emprisonnée pour avoir “caché le crime” de son amant, délit consistant à s’être contredite sur une somme d’argent qu’il lui a donnée! Et, bien sûr, aucun policier n’a été incriminé alors que toute concussion passe par les membres de la police dont le métier est si rentable qu’il les transforme en princes charmants: les jeunes vietnamiennes désireuses d’une vie matérielle agréable ne rêvent-elles d’épouser un officier de police à défaut d’un étranger (pour sortir du pays) ? Cynisme encore plus éhonté : tout en jouant aux agents de nettoyage de la corruption, les mêmes policiers n’ont cessé de soutirer de l’argent (déjà plus de 30 000 USD) à la famille de M. Trinh Vinh Binh avec des promesses (non tenues) d’élargissement. Ils ont essayé la même manoeuvre avec M. Dang-Vu Chinh mais ce dernier, par principe et conscient de sa parfaite innocence dans l’affaire, a refusé net tout paiement, ce qui explique en partie leur acharnement à son égard.

En prison, malgré la pression policière, M. Trinh Vinh Binh a toujours refusé de signer une confession qui permettrait aux fonctionnaires véreux de confisquer ses biens et de se les approprier. A cause de son retentissement, l’affaire doit donc suivre son cours et amenée au tribunal, ce qui implique une certaine confrontation avec l’opinion publique. Qu’à cela ne tienne. La presse officielle va la préparer. Dans les journaux “Pháp luât” (La loi) du 30 / 11 / 1997 et “Thanh niên” (La jeunesse) du 3 / 12 / 1997 que nous avons pu consulter, une pleine page est consacrée à l’affaire Trinh Vinh Binh. Le rapport de l’enquête policière, tendancieuse et pleine de trous, y est fidèlement répété (au Vietnam non seulement le secret de l’instruction n’existe pas mais encore sa divulgation se manie comme une arme dans les mains du pouvoir) ; sous le sobriquet de “Binh le Hollandais”, l’intéressé y est vilipendé comme un fieffé spéculateur usant des pots-de-vin pour devenir “baron de l’immobilier” en violation des lois de l’Etat ; pas une fois n’y est mentionné l’aspect positif de ses investissements qui ont donné du travail à 400 personnes et contribué au développement de la région ; et les chefs de province qui l’ont accueilli à bras ouvert, l’ont conseillé et lui ont facilité la tâche, n’y sont nullement cités. Il ne restera plus aux juges qu’à prononcer les verdicts que la police attend d’eux.

L’accusation se base sur le fait que M. Trinh Vinh Binh a utilisé des prête-noms pour acquérir le droit d’utilisation (puisque le droit de propriété du sol est toujours inconnu en pays communiste) d’environ 300 hectares de terrain, contournant ainsi la loi sur l’interdiction aux étrangers (foin des déclarations sur la double nationalité des “Viêt kiêu”!) d’acquérir des biens immobiliers, et “dirigé” le versement des pots-de-vin. Mais toutes proportions gardées, quel chef d’entreprise étranger n’en a pas fait autant ? Mais surtout comment peut-il ne pas commettre ce genre de délits quand les lois sont décrétées au mépris de toute cohérence et quand l’étranger est tenu partout pour une vache à lait ? Dans l’impossibilité d’observance des lois, les contrevenants sont à la merci de la police et du Parti qui peuvent les traîner en justice ou les pressurer à loisir.

M. Trinh Vinh Binh risque gros, car la loi vietnamienne punit de mort les prévenus coupables de concussion à grande échelle. Or, incapable de juguler la corruption généralisée qui gangrène le pays à la demande de l’opinion nationale et internationale, d’autant plus que les plus hautes personnalités de l’état s’adonnent au fructueux jeu des pots-de-vin, le régime de Hanoï est fort tenté de faire de ce “Viêt kiêu” un bouc émissaire en gonflant son cas pour mieux le condamner : son procès et son châtiment illustreront la volonté purificatrice du régime tout en flattant la défiance envieuse du commun peuple envers les Vietnamiens expatriés et serviront de plus à lancer un avertissement aux opposants (dont faisait partie M. Trinh Vinh Binh dans sa jeunesse) tentés par le retour au pays. Il faudra au gouvernement hollandais beaucoup de détermination pour arracher M. Trinh Vinh Binh à son sort funeste. Mais la diplomatie hollandaise est-elle mieux persuasive que la diplomatie belge ?

30/12/1997

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