Mafiocratisation

Comme il fallait s'y attendre, en usant de manœuvres dilatoires pour éviter la démocratisation effective du régime afin de se maintenir au pouvoir, en prétendant privilégier la perestroika aux dépens de la glasnost au nom de la stabilité politique, les "nouveaux" communistes vietnamiens ont surtout activé le pourrissement de l'état et la décomposition de l'esprit civique. De haut en bas, les cadres, en perte de morale idéologique après celle de la morale tout court (longtemps qualifiée de bourgeoise ou féodale), se livrent à cœur joie aux malversations de toute nature, protégés par le monopole politique du Parti et aussi sa complicité tacite, le Parti ayant très bien saisi les avantages accrus à tirer de la puissance de l'argent.

Le premier ministre Võ Van Ki?t a beau faire profession de sa volonté de créer un état de droit, on ne sait comment un tel état pourra coexister avec un parti unique et jaloux, détenteur de toutes les sources du pouvoir et ne tolérant d'autre censeur que lui-même, échappant à toute sanction externe, fût-ce celle de l'opinion publique.

Sans oser dénoncer la collusion directe entre les responsables officiels et les malfaiteurs (contrebandiers, escrocs...), les journaux vietnamiens posent souvent le problème de l'impunité des coupables ayant des accointances avec le pouvoir. D'après la revue Pháp luât (la loi) du 2-8-94, pendant le premier semestre 1994, sur 140 affaires de contrebande constatées par la police de Saigon, 93 ne donnèrent lieu qu'à des sanctions administratives, et seules 23 furent l'objet d'une enquête laquelle n'aboutira pas forcément à une poursuite en justice. Et encore, selon le même journal, les affaires mises à jour ne constituent que la pointe de l'iceberg mafieux.

Plus grave encore, la mafia vietnamienne, de plus en plus sûre d'elle, s'organise et étend son empire. Le démantèlement récent d'un réseau de malfrats spécialisés dans l'extorsion des fonds sous la couverture d'un hôtel-restaurant de la ville de Nha Trang révèle l'ampleur des ramifications de la pieuvre et surtout son internationalisation. Il ne s'agit encore là que d'une connexion entre mafias vietnamiennes, celle de l'intérieur du pays avec celles de l'extérieur, à savoir les florissantes pègres vietnamiennes dans les pays de l'Est, en particulier celle ayant pignon sur rue en Russie. Cependant, il est à parier que l'alliance mafieuse ne s'arrête pas à une communauté de même origine mais englobera les malfaiteurs du monde entier. Le paradis des investisseurs à court terme qu'est le Vietnam néo-communiste n'est-il pas appelé à devenir l'éden du blanchiment de l'argent sale ?

N'en déplaise aux optimistes et partisans du régime, la mafiocratisation du Vietnam, comme celle en cours dans les pays de l'Est, n'est pas un phénomène circonstanciel, dû au passage abrupt de l'économie dirigiste à l'économie de marché et destiné à s'atténuer sinon à disparaître avec le développement économique. Elle puise ses racines et se nourrit de la nature même du pouvoir communiste dont la structure compartimentée, les méthodes violentes, la manie du secret ne manquent de rappeler les siennes propres. De ce fait, tant que le régime et ses rouages restent en place comme au Vietnam, ou seulement que la mentalité communiste (liée au goût du mensonge, à la méfiance, à la passivité et à l'intolérance) subsiste comme dans les pays de l'Est, la mafia a de beaux jours devant elle. Pour la contrer il faudrait des forces saines non compromises dans les basses oeuvres du communisme triomphant ou dans les affaires juteuses du communisme poussif, mais comment les susciter sans instaurer un régime de rupture avec le Parti toujours omniprésent ? Qu'en pensent donc les représentants de l'Onu réunis actuellement à Naples pour discuter des moyens de lutte contre la criminalité internationale ?

12/1994

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