La nouvelle vague littéraire


En 1987, à la remorque du Grand parti frère, les dirigeants vietnamiens se mirent à prôner une sorte de perestroïka à la sauce locale baptisée « dôi moi » ou changement. Dans la brèche entrouverte par le régime une nouvelle littérature vint à fleurir, tranchant sur l’ancienne par un naturalisme poussé, une plus grande créativité dans la forme et le fond, et surtout une prise de conscience de la réalité du socialisme quotidien. Par leur volonté de refus d’assurer le rôle traditionnel de chantre du Parti pour adopter celui de spectateur objectif et, mieux encore, d’avant-garde réformatrice, les nouveaux auteurs se firent aussitôt bombardés « écrivains dissidents » par la presse étrangère. Il est de fait que, si les nouveaux écrits remportent aussitôt le succès auprès de la population assoiffée de parler vrai après des décennies de langue de bois, la peinture fidèle des maux patents de la société communiste tels que corruption, gabegie, abus de pouvoir et injustice, ne peut que déplaire aux apparatchiks mis plus ou moins en accusation. Poussés par la promesse de glasnost invoquée en haut lieu, les enfants du sérail ont pour la première fois touché au tabou de la clairvoyance du Parti et de la pureté de ses cadres, allant jusqu’à déloger des placards de la révolution triomphante les cadavres des milliers de victimes de la sanglante réforme agraire de 1951 - 56 .

Triste ironie, tous les faits déplorables dévoilés par nos nouveaux écrivains étaient déjà évoqués et discutés dans maints ouvrages édités sous la défunte république sud-vietnamienne, mais ce n’est que maintenant, sous l’estampillage dissident, qu’ils obtiennent la reconnaissance empressée des groupes progressistes qui s’en servent pour justifier leur virage de cuti de dernière minute contre le régime de Hanoï. Parler de dissidence à propos de la nouvelle vague des écrivains vietnamiens semble pourtant bien prématurée. A part quelques exceptions, leurs livres ne posent pas de problème politique, se limitant à la peinture véridique de la société ambiante. Mais dans un pays où pendant des décennies l’optimisme officiel est de rigueur, dont le régime ne se maintient que grâce au mensonge et à l’hypocrisie généralisés, la simple vérité a l’efficacité d’un détonateur ébranlant le système qui ne peut que regarder nos auteurs comme des ennemis potentiels. S’ils sont taxés de dissidence c’est bien malgré eux.

Interrogé par l’envoyé du journal Libération, le nouvelliste Nguyên Huy Thiêp, que certains encensent comme le « génie littéraire du 20ème siècle » tant ils admirent la virtuosité de son style varié, tantôt laconique, tantôt lyrique, affirme tranquillement son attachement au socialisme démocratique et sa vénération pour l’oncle Hô tout comme son mépris pour les expatriés vietnamiens. Reste que l’amertume exprimée dans la peinture du dénuement des héros de la révolution (« Un général à la retraite », trad. Kim Lefèvre, Paris, L’Aube, 1990) ou de l’immoralité dans les rapports sociaux et familiaux constitue un constat accablant en défaveur du régime.

Comme Nguyên Huy Thiêp, Duong Thu Huong dont la personnalité autant que le talent désignent comme chef de file du groupe des nouveaux écrivains, se veut encore « socialiste ». Activiste, elle milite volontiers pour les réformes démocratiques à l’intérieur du Parti, et ses prises de position publiques pour une plus grande ouverture lui ont valu d’essuyer depuis quelques mois les foudres des conservateurs mais lui ont aussi en même temps procuré une notoriété internationale grâce au ramdam fait autour de son arrestation. Madame Mitterrand ne confie-t-elle pas qu’elle doit sa compréhension du Vietnam à Duong Thu Huong, c’est-à-dire à la lecture de son chef d’œuvre « Les paradis aveugles » (trad. Phan Huy Duong, Paris, Des femmes, 1991). Dans ce roman, à travers l’histoire en flash-back d’une travailleuse immigrée en URSS, l’auteur brosse la vie du petit peuple vietnamien acharné à se dépêtrer de la misère et de l’injustice et réussit, sous la figure de l’inflexible Mme Tâm qu’anime une ambition vengeresse, à dresser le portrait d’un personnage féminin inoubliable. De cet écrivain a aussi été traduit un recueil de nouvelles (« Histoire d’amour racontée avant l’aube », trad. Kim Lefèvre, Paris, L’aube, 1991) de facture inégale, mais dont les déficiences sont moindres que celles du roman qui l’a révélée (« Au delà des illusions »).

On peut encore moins considérer comme dissidente Pham Thi Hoài, une autre étoile montante de la littérature vietnamienne dont un roman purement littéraire d’inspiration GuntherGrassienne sur une jeune fille qui refuse de grandir vient aussi d’être traduit (« La messagère de cristal », trad. Phan Huy Duong, Paris, Des femmes, 1991).

Au nombre d’écrivains de la nouvelle vague jouissant d’un succès national plus ou moins égal aux trois auteurs précités, mais ignorés des occidentaux parce que non traduits, doivent être mentionnés entre autres Trân Van Tuân, Ma Van Kháng, Trân Manh Hao … Curieusement, ces derniers sont aussi les plus politiques, à savoir qu’ils ne se contentent pas de peindre une société déliquescente mais ambitionnent de trouver des remèdes à son redressement en faisant l’effort de comprendre les rouages du système et les causes de sa faillite. Parce qu’il ressasse dans ses multiples romans les histoires liées à l’incompétence des cadres et la perte du sens moral dans la population, Trân Van Tuân acquiert bizarrement une certaine vogue parmi les réfugiés d’Outre-Atlantique alors qu’il rêve toujours à la perpétuation du système communiste, certes réformé et purifié.

Quant à Ma Van Kháng dont les écrits se signalent par une grande richesse de langage, il peut se targuer d’avoir publié le premier roman intello-philosophique vietnamien avec « Un mariage sans certificat » qui décrit l’univers des enseignants d’un lycée de banlieue. Par le biais des discussions entre collègues, l’auteur y fait un réquisitoire en règle de toute idéologie s’appuyant sur la haine et l’envie des faibles et des incompétents, assorti d’une réflexion sur le rôle et la responsabilité des intellectuels, mais est-ce par prudence ou par profession de foi personnelle, il continue avec son héros, un professeur de littérature bafoué dans sa vie professionnelle et conjugale, à faire l’apologie des idéaux et des icônes du communisme radieux.

Le seul à mériter le qualificatif de dissident dans le sens des refuzniks russes est Trân Manh Hao dont le roman au titre significatif « Séparation de corps », présenté comme la confession d’un ancien apparatchik, analyse en profondeur la mise sous coupe des consciences et l’écrasement méthodique des individus par le Parti. Et le Parti ne s’y est pas trompé en interdisant le livre dès sa parution, laquelle ne s’explique que par une négligence euphorique des adeptes de la perestroïka.

Pour tous les autres – y compris Duong Thu Huong dont l’emprisonnement doit plutôt être mís au compte des luttes d’influence à l’intérieur du Parti -, à défaut de dissidence, on peut tout au plus parler d’écrivains critiques. Cependant, gageons qu’avec la récente chute de la maison mère soviétique, ils ne tarderont pas à abandonner les oripeaux du communisme et à prendre fait et cause pour la démocratie républicaine à moins que les dinosaures du Parti qui s’accrochent au pouvoir ne les en empêche en tentant de réinstaurer la terreur.

Paris, Tin Tuc, 11/1991

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