Libéralisme et socialisme


Depuis quelque temps, on observe une remontée du libéralisme en France, consécutive à une certaine désaffection à l’égard des thèses socialistes. Il n’est pas de semaine où la presse ne fait pas écho de cette poussée, et la résurgence du libéralisme, après plusieurs décennies de discrédit, mérite d’être regardée comme un phénomène majeur de notre fin de siècle.

Si les idées libérales ont été professées depuis l’antiquité par de nombreux philosophes d’Orient et d’Occident – Laozi (6 e -5 e siècle av. J.C.) dans son Dao De Jing pensait que « le sage … doit aider le monde à suivre la nature sans oser intervenir » (Lão tu, Ðao duc kinh : Thánh nhân… di phu van vât chi tu nhiên nhi bât cam vi), Marc-Aurèle (121-180) dans ses Pensées recommandait « un gouvernement royal qui respecte plus que tout la liberté de ses sujets » –, le libéralisme, en tant que doctrine politique et économique prêchant le plus grand espace de liberté possible pour l’individu et ses entreprises dans le cadre de la loi, n’apparut qu’à la fin du 17e siècle en Angleterre avec Locke (1632-1704). Ce dernier eut la chance de voir de son vivant sa théorie mise en pratique lors de la révolution de 1688 qui fit entrer le régime parlementaire dans les mœurs anglaises avec le Bill of Rights. Favorablement accueillies par ses contemporains et surtout en France (Voltaire, Montesquieu…), ses idées inspirèrent les auteurs des révolutions américaine et française et influencèrent la rédaction des constitutions qui s’ensuivirent.

Parce qu’il était à l’origine formulé contre l’absolutisme de la monarchie et de l’Eglise, le libéralisme primitif était une doctrine novatrice, énergique et optimiste, mais plus portée sur l’aspect politique et économique de la société que sur les problèmes sociaux. Aussi les libéraux furent-ils pris de court par les bouleversements sociaux dûs à la révolution industrielle et laissèrent-ils les socialistes s’emparer de la question et se faire valoir comme les champions des opprimés. Né d’une révolte contre les inégalités sociales dont le scandale n’a cessé d’être dénoncé au cours des siècles, le socialisme ne s’est constitué en une doctrine politique cohérente qu’au 19e siècle avec les disciples de Saint-Simon (1760-1825), Fourier (1772-1827), Owen (1771-1858) et surtout Marx (1818-1883). Entrant naturellement en lutte contre les libéraux au pouvoir, les socialistes les acculèrent à la position de défenseurs du régime en place, c’est-à-dire de conservateurs, ce dont ils profitent pour qualifier les valeurs libérales d’instruments de l’oppression bourgeoise et pour rabaisser toutes les théories non conformes à leur interprétation de l’histoire et de la société.

La propagande socialiste et communiste (le communisme étant un socialisme poussé à l’extrême de sa logique) a fait tant et si bien que tout au long du 20e siècle le libéralisme a été associé dans de nombreux pays et en particulier en France avec la licence et l’injustice, même pour des esprits peu soucieux de gauchisme comme les humanistes religieux. Le succès d’une représentation aussi déformée et péjorative du libéralisme a été possible grâce à une volonté messianique des partisans du socialisme, forts du même enthousiasme qui animait jadis les premiers libéraux dont parfois ils se réclament. C’est ainsi qu’aux Etats-Unis le libéralisme a été jusqu’à ces dernières années perçu dans son acception révolutionnaire primitif et le terme libéral y était longtemps synonyme de radical, voire de socialiste.

En fait, libéraux et socialistes partent du même principe qu’il faut protéger l’individu contre les forces qui le broient, mais ils divergent dans leur appréciation des moyens pour y parvenir. Alors que les libéraux préfèrent faire confiance au libre jeu des volontés individuelles qui doit, selon eux, aboutir à l’équilibre social et économique, les socialistes sont persuadés de l’affrontement inévitable des individus répartis en classes aux intérêts incompatibles et s’en remettent à la volonté souveraine du peuple représenté par son parti pour venir à bout des contradictions sociales. En optant pour la priorité de l’ordre et en alléguant l’effet corrosif de la liberté sur la cohésion sociale, les socialistes ne peuvent qu’aider à l’établissement d’un Etat totalitaire soucieux de contrôler les moindres gestes de ses sujets.

Pourtant, au départ, les socialistes préconisent comme les libéraux un progrès par la liberté, mais la liberté est prise par eux dans un sens spécial provenant d’une interprétation rousseauiste de l’identification de la liberté avec la raison – selon Rousseau, parler de la volonté générale « ne signifie rien d’autre que de dire qu’il (le citoyen) sera forcé d’être libre » – consistant pour l’individu à agir comme il doit le faire et non comme il veut le faire. Grâce à quoi, les marxistes peuvent sans se contredire travailler à l’édification de la forme de gouvernement la plus tyrannique et la plus destructrice de la liberté individuelle qui soit, tout en traitant les libéraux d’égoïstes réactionnaires.

Cependant, les libéraux ne sont pas du tout insensibles à la misère et aux inégalités sociales ; mais au lieu de prôner la lutte des classes et la dictature d’un parti pour les résoudre, ils pensent que l’ordre s’instaurera de lui-même quand tous les individus pourront jouir de leur pleine liberté politique et économique sans aucune entrave de la part de l’Etat qui ne doit exister que comme garant de cette liberté. Cette vision se fonde sur la croyance en la force persuasive de la raison et sur la foi dans le bon sens sinon dans la bonté d l’individu. Malheureusement la raison seule n’a jamais constitué un frein assez puissant à l’appétit humain et le bon sens a rarement amené l’homme à modérer ses desseins. Il n’est pas étonnant par suite que le credo du laisser-faire et de la liberté d’entreprise soutenu par les libéraux éveille la méfiance de tous ceux qui voient derrière le libéralisme une apologie de la loi de la jungle où le plus fort écrase impunément le plus faible. Le spectre de l’anarchie décrite par Hobbes dans son Léviathan surgit dès qu’apparaît l’existence d’un maximum de liberté individuelle. Et les politiciens qui se disent les plus humanistes, une fois au pouvoir, cèdent volontiers à la facilité de saper l’individualisme en extirpant les tendances à l’insatisfaction et l’esprit critique, plutôt que d’encourager le développement intellectuel de l’individu, seul capable de l’éclairer et de le mettre en face de ses responsabilités. Or, la notion de responsabilité touche à l’essence même du libéralisme. Pour le libéral, l’individu libre doit se sentir tout à fait responsable de ses actes, parce qu’il a agi non pas hors de toute contrainte mais malgré les contraintes, en toute connaissance de cause, laquelle suppose une information complète et disponible sur toutes les matières, id est la pluralité des idées et des points de vue. Libéralisme et pluralisme sont inséparables.

Sous un régime socialiste, l’initiative individuelle étant suspecte, la pusillanimité et l’irresponsabilité règnent à tous les échelons de la société, aggravées par une bureaucratie dévorante et anonyme. D’un autre côté, même avec l’éducation la plus libérale et la plus pluraliste possible, rares sont les individus pleinement libres et responsables, toujours conscients de l’intérêt public, borne infranchissable de toute liberté en action au sein d’une communauté. L’individu risquant de ne pas user raisonnablement de sa liberté, c’est à la politique de circonscrire le contenu de cette liberté et de limiter ce que la raison refuse, et cela en fixant les frontières du public et du privé. Hélas, les complications sociales et la solidarité indispensable élargissent le domaine du public et entraînent pour l’homme des restrictions de plus en plus grandes de sa liberté, paradoxalement dans le but de la lui assurer ; par exemple, la multitude des règlements de la circulation restreint la liberté de déplacement de l’individu afin qu’elle puisse s’effectuer sans dommage pour la sécurité des autres. Car la liberté d’un individu se détermine en opposition avec celle des autres, et liberté et sécurité sont souvent antinomiques. Au nom de la sécurité qui correspond à un des besoins fondamentaux de l’être humain, les gouvernements peuvent, selon leur plus ou moins grand penchant à l’autoritarisme, réduire plus ou moins considérablement la liberté individuelle.

L’homme a peur du risque, mais le risque fait partie de l’exercice de sa liberté. Une partie de nous-mêmes est tentée à chaque instant d’abdiquer sa liberté et sa responsabilité pour jouir de la chaleur de la sécurité. Combien d’organisations criminelles n’exploitent-elles pas ce désir de sécurité pour étendre leur filet par le biais de la « protection » ? Et la raison d’Etat avancée par les gouvernants pour justifier les mesures contraignantes pouvant aller jusqu’à la confiscation de toute liberté, ne consiste qu’en l’invocation d’une menace plus ou moins réelle pour la sécurité personnelle ou économique des administrés. Certes, le besoin de sécurité est essentiel et il est compréhensible que l’homme soit prêt à faire fi de sa liberté tant qu’il doit lutter pour sa survie et se procurer le strict nécessaire (nourriture, toit, vêtements) pour lui et les siens, et le devoir d’un gouvernement est de l’aider à l’assouvir. Mais l’Etat ne doit pas tirer avantage de cette intervention pour plier l’individu aux impératifs de la collectivité et en faire un rouage passif de son pouvoir. Un Etat ne sera reconnu comme démocratique que si sa protection permet à l’individu de s’épanouir et de réaliser ses potentialités à l’intérieur de la société.

Parce que le pouvoir qui risque d’opprimer l’individu est aussi celui qui peut favoriser sa liberté, la tâche du politique consiste à trouver un mode de gouvernement qui concilie l’ordre ou la sécurité et la liberté. A l’encontre des socialistes qui prisent l’ordre et exaltent l’Etat aux dépens de la liberté individuelle, le libéral proclame la plus grande liberté individuelle possible dans les limites de l’ordre social. La faillite des systèmes socialistes, incapables d’assurer la sécurité à leurs citoyens – soumis à l’arbitraire et à la brutalité d’une police répressive, en butte à la violence de la délinquance, du banditisme et parfois de la guerre, face à la pénurie généralisée des produits de consommation courante – en contrepartie de la mise sous tutelle de leur liberté, a mis en lumière le caractère imprescriptible de la liberté. Semblable à l’air que l’on respire sans s’en rendre compte, la liberté est indispensable à l’existence de l’homme qui, sans elle tout comme sans air, dépérit. Parce qu’il prend conscience de cette évidence, le libéralisme, avec ses risques d’excès et de désordre, mérite d’être pris en considération. Contre la tentation totalitaire qui nous menace de l’intérieur par notre tendance à la lâcheté morale et à la paresse intellectuelle, et de l’extérieur par le matraquage de la propagande socialiste autant que par l’expansion militaire des régimes communistes, les libéraux doivent prouver que la liberté se conjugue avec la justice sociale et leur compétence se mesure au degré de participation de tous au bien commun dans une ambiance de liberté.

Paris, Tu Do, 3, 6/1984

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