Il avait vingt ans et s’ouvrait à la vie quand son pays se fermait au monde; féru de littérature française, il rêvait avec Rimbaud des torpeurs enivrantes sous des cieux ultramarins, mais la réalité politique et sociale le rattrapait. Ses premières œuvres poétiques inspirées par le spectacle de la misère du petit peuple qui ne circulaient pourtant que dans un cercle restreint d’amis lui valurent l’ire du Parti qui le condamna à passer 27 années de sa vie (purgées en 3 fois, de 1961 à 1991) dans les geôles les plus meurtrières de la planète.
Mais la faim, le froid, la solitude, la maladie, les sévices et l’humiliation ne firent pas plier l’échine au Poète. De camp en camp, de cachot en cachot, réduit à l’état de squelette, les cheveux tôt blanchis sous le harnois, les dents branlantes sous l’effet de la décalcification, il forgeait son âme, et les forces que l’acharnement du Parti ôtait à son corps, loin de l’abattre, affermissaient son esprit. Par résistance et en témoignage contre la barbarie, tel un nouveau Dante d’un enfer non pas imaginaire mais réel, Nguyên Chí Thiên (c’est son nom) composa de mémoire (car à la différence des prisons tsaristes et coloniales, aucun fragment de papier n’est toléré dans les bagnes communistes) un millier de poèmes brûlants de haine (envers le régime), déchirants de chagrin et de compassion (pour les victimes) ou vibrants d’amour et d’espoir.
La parution en 1980 aux Etats-Unis d’une partie de ces chants de l’abîme réunis sous le titre “Les fleurs de l’enfer” (fleurs bien plus sulfureuses car moins oniriques que celles du scandaleux Charles), à la suite d’un coup d’audace de l’auteur (quoique alors en résidence surveillée, il réussit à pénétrer dans le consulat de Grande-Bretagne et à remettre son manuscrit à un diplomate anglais), fit l’effet d’une bombe dans les milieux vietnamiens et amis. Soudain, le monde découvrit non seulement un grand poète, au style dépouillé et magique, dont personne ne soupçonnait jusqu’alors l’existence, mais aussi l’ampleur du rejet contenu des communistes par la population nord-vietnamienne présentée par la propagande comme acquise aux idéaux “révolutionnaires”.
Sous la pression des media, des organisations humanitaires internationales et de plusieurs gouvernements occidentaux, les autorités communistes finirent par relâcher Nguyên Chí Thiên puis par le laisser rejoindre son frère aux Etats-Unis au mois de novembre dernier. Attendu avec curiosité par ses admirateurs anxieux de confronter le courageux poète de leur imagination à un personnage en chair et en os, l’auteur des “Fleurs de l’enfer” ne les a pas déçus. Le deuxième volume de ses poèmes, récemment édité, s’avère non moins remarquable que le premier. Et l’homme paraît pondéré et digne à ceux qui ont eu l’occasion de l’approcher.
Tout le contraire d’un anti-communiste primaire comme peuvent le faire accroire des poèmes d’une rare violence à l’égard de l’Oncle Hô, de ses sbires et de son Parti, Nguyên Chí Thiên surprend par sa modération et même son extrême bonté (en quoi il mérite son prénom). C’est le pouvoir communiste qu’il abomine et non ceux qui le servent, le plus souvent à leur cœur défendant. Sans rancune envers les geôliers sadiques qui l’ont torturé des dizaines d’années durant, il est prêt à excuser les pires ignominies sous le prétexte que les bourreaux aussi, sont des victimes, de l’ignorance, de la peur, et surtout d’un régime ignoble et monstrueux, toujours aux commandes.
Ecoutez la voix d’un revenant des abysses, retenez les leçons de ses tourments, à défaut de partager ses idées, laissez-vous emporter par le feu de son verbe et vous saurez mieux apprécier votre chance de vivre libre, loin de l’enfer.
5/5/1996