Le sentiment religieux des Vietnamiens

Il ne nous est pas rare d’entendre dénigrer le paganisme et déclarer le monothéisme comme la forme la plus haute et la plus achevée du sentiment religieux de l’humanité. Pour les tenants du monothéisme dont la majorité des Occidentaux fait partie, la croyance en un dieu unique et créateur va de soi, et ne pas y souscrire c’est faire preuve d’athéisme ou d’infantilisme intellectuel. Nonobstant le fait que plus de la moitié de l’humanité vit sous le signe du paganisme et que nombre de ses membres comptent parmi les consciences les plus nobles et les plus inspirées qui existent (en particulier en Inde), chrétiens, juifs et musulmans admettent difficilement qu’un païen puisse être à la fois profondément religieux et hautement civilisé.

C’est ainsi que, sous la colonisation française, à force de zèle « civilisateur », savants et missionnaires français ont fini par faire croire aux Vietnamiens que leur religion des ancêtres n’est pas vraiment une religion mais une coutume, tout au plus un culte, parce que le rapport avec le « vrai » Dieu personnel y est absent. Ils les ont tellement endoctrinés qu’ils ont maintenant abandonné au seul profit du christianisme le mot « dao » (religion), alors que ce terme sino-vietnamien qui, étymologiquement, veut dire voie, désigne tout système de croyance, qu’il soit christianisme, confucianisme ou autre. Etre chrétien se dit désormais « theo dao » (suivre la religion), sans besoin de préciser qu’il s’agit de la religion du Christ (dao Thiên chúa), mais on est tenu d’expliciter pour les autres religions, comme dans l’expression « theo dao Phât » (suivre la religion de Bouddha) pour dire qu’on est bouddhiste. Plus encore, de nos jours, inconscients de leur aliénation, la plupart des Vietnamiens confucéens, religieux ou non, se déclarent « di doi » (aller dans la vie) par opposition aux chrétiens « di dao » (aller dans la religion).

Naturellement, il n’en a pas toujours été ainsi, car avant la colonisation française, le confucianisme ou le culte des ancêtres était non seulement une religion (« dao Không », religion de Confucius, ou « dao thánh hiên », religion des sages, ou plus prosaïquement « dao ông bà ông vai », religion des ancêtres). Il est à noter que le shintoïsme des Japonais, un avatar du culte des ancêtres, est par contre reconnu comme religion à part entière par l’opinion occidentale, peut-être simplement parce que les Japonais ont su se garder de l’influence extérieure et se faire respecter comme nation puissante et indépendante. Le sens littéral de shinto est d’ailleurs religion des esprits (dieux, génies), en vietnamien « thân dao », terme le plus exact pour désigner l’ensemble des croyances vietnamiennes anciennes, mais que des siècles d’idéologie confucianiste ont écarté pour consacrer à sa place l’usage de la terminologie confucéenne.

Paradoxalement, si les Vietnamiens se sont laissés si facilement persuader que leurs croyances ne constituent pas une religion « à forme supérieure » (selon le P. Cadière, par ailleurs grand spécialiste du Vietnam), c’est par excès de religiosité, état d’esprit que les auteurs réduisent à un animisme primitif, alors qu’il repose sur des idées en concordance avec les découvertes les plus récentes de la science. Contrairement aux idées reçues, les Vietnamiens connaissent un Dieu créateur, omnipotent et omniprésent, auquel ils se réfèrent quotidiennement (pour le prendre à témoin, pour le prier, le remercier ou l’invectiver) sous le nom de Troi, mot qui sert aussi à désigner le ciel, ce qui amène l’Eglise chrétienne à lui dénier tout statut divin. Cependant, au contraire de l’appréciation occidentale, ce monothéisme transcendant n’apparaît pas comme le stade ultime de la conscience religieuse, mais plutôt comme sa manifestation primitive et populaire, et le Ciel, tout en gardant sa position éminente, fut très tôt relégué à un rôle en quelque sorte négligeable (en même temps que son pendant l’Enfer, lequel ne subsiste que comme superstition) avec la victoire du confucianisme et la rationalisation du culte des ancêtres.

A l’imitation de Confucius qui préférait mettre Dieu entre parenthèses et ne pas se prononcer à son sujet, les Vietnamiens s’interrogent peu sur la nature de Dieu. Sans écarter l’idée du Dieu créateur (que le petit peuple finit par assimiler à l’Empereur de jade des taoïstes et auquel il adjoint toute une cour de génies), les lettrés l’identifient à un principe universel et éternel auquel tous doivent rendre un culte, mais un culte englobé dans celui dû aux ancêtres. En honorant les esprits et ancêtres dont tôt ou tard il fera partie, le Vietnamien ne manifeste pas (seulement) une crainte superstitieuse devant les mystères de la nature, il affirme son appartenance au cosmos.

A la différence des chrétiens qui croient à l’existence d’une âme individuelle créée spécialement par Dieu pour occuper un corps particulier, croyance qui court-circuite leur relation avec le monde environnant et renvoie tous leurs actes au Dieu créateur, l’adepte de la religion des esprits ou des ancêtres pense que l’âme est multiple. Une théorie schématisante la fixe au nombre de trois âmes supérieures et sept âmes inférieures pour l’homme et de trois âmes supérieures mais de neuf âmes inférieures pour la femme, mais généralement l’âme est jugée ineffable ou même innombrable. Cette âme multiple peut survivre physiquement au moins en partie après la mort, mais elle est destinée à se dissoudre et à intégrer d’autres corps, dont ceux des descendants. Perfectible, elle est à l’origine de l’éducation morale qui cherche à accroître sa part supérieure (qui participe au principe supérieur).

Par son âme multiple dont il a hérité en partie de ses ancêtres et en partie d’autres êtres, et qu’il transmettra à ses descendants entre autres après sa mort, chaque humain est relié à tout ce qui existe, à la nature environnante comme au monde. Cette conscience de la solidarité entre tous les vivants et de l’interdépendance entre l’homme et son environnement n’est-elle pas justement ce que la science écologique essaie de nos jours de susciter ? A la lumière de l’âme multiple, on peut trouver aisément une explication logique sinon convaincante aux phénomènes parapsychologiques comme la réminiscence ou la précognition pour lesquels les partisans de l’âme unique trouvent difficilement une interprétation adéquate. Plus encore, la notion de l’âme multiple qui fait découler la transmission des caractères héréditaires de celle des parcelles d’âme n’est pas incompatible avec les théories génétiques actuelles.

Mais avant tout, la religion des ancêtres, telle qu’elle est vécue profondément, loin de considérer l’homme comme un être passif devant être soumis à Dieu, lui donne un destin exceptionnel, puisque par son intermédiaire pas tant se perpétue l’âme du monde (ce à quoi contribuent tous les êtres, vivants ou inertes) que s’accroît la part supérieure de cette âme. En conférant à l’homme cette responsabilité à la fois écrasante et grandiose, elle souligne sa nature morale dont Confucius fit le pivot de sa doctrine. Exploitant la gratitude innée de leurs compatriotes envers le monde et tous ceux qui les ont précédés dans l’existence, les confucianistes surent la canaliser dans le respect dû aux parents et au souverain mais ne purent l’y limiter. Et c’est dans la mesure où il dépasse les cadres dans lesquels le confucianisme veut maintenir sa dévotion, qu’il assume sa consubstance avec le monde et entre en relation directe non seulement avec ses ancêtres mais aussi avec tous les êtres, que le Vietnamien fait preuve de la plus grande religiosité.

Ouverte par essence, la religion des ancêtres adopte facilement les autres doctrines religieuses. Elle parvint à digérer l’idéologie confucianiste qui voulait se l’approprier. Avec son culte de la nature et son culte des génies, le taoïsme a trouvé en elle un terrain particulièrement réceptif. Le bouddhisme a apporté dans ses moulins sa théorie de la métempsycose et du karma. Si le christianisme ne se butait pas sur la vérité exclusive de son Dieu, ses enseignements y trouveraient normalement place. Cette aptitude à s’enrichir des apports d’autres religions, que les auteurs appellent syncrétisme, a l’inconvénient d’embrouiller la perception religieuse des Vietnamiens, mais témoigne de la généreuse vitalité de leurs croyances. Par les temps d’universalisation et d’intolérance qui courent, le syncrétisme religieux des Vietnamiens ne représente-t-il pas pour la paix un facteur d’espérance ?

Paris, février 1993

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