Le paradis des exploiteurs

Il y a à peine cinq ans, qui, à part un "réactionnaire" obstiné, aurait osé déclarer que c'est dans les paradis socialistes que les droits des travailleurs sont les plus bafoués ? Au moment même où la réalité socialiste apparaît au grand jour, à la déroute de l'intelligentsia gauchiste acquise au marxisme triomphant, elle appartient déjà au passé, sauf dans quelques musées laboratoires comme la Chine et le Vietnam.

L'empressement des régimes capitalistes à nouer des bonnes relations avec ces derniers pays sous le fallacieux prétexte de les aider à se démocratiser (alors que le Parti unique les maintient toujours dans sa poigne de fer et que les arrestations arbitraires ne cessent de s'y produire) cache mal la véritable raison du soudain engouement des entreprises et gouvernements : l'envie de participer à la curée générale, de profiter d'une main d'œuvre inépuisable et exploitable à souhait. Où, pour quelques millions de dollars, Japonais et Taïwanais peuvent-ils abattre des forêts entières d'essences rares et séculaires, décimant les trois quarts de la faune et la flore du pays, sinon au Vietnam socialiste, grâce à la complicité des cadres ignorants et corrompus ? Où l'industrie mondiale peut-elle disposer d'ouvriers dociles acceptant un salaire horaire d'environ 1FF (le plus bas du monde) sinon toujours au Vietnam ? Alléchée par le coût dérisoire de cette main d'œuvre, une firme comme BMW n'hésite pas à lui faire monter des voitures dont le prix équivaut à plus de 125 ans de salaire de l'ouvrier moyen; comme la firme envisage la vente sur place d'une partie de la production, on peut imaginer la gravité de la concussion régnant chez les apparatchiks (dont le salaire officiel ne dépasse pas 200 dollars) et compradores capables de s'offrir de telles merveilles.

L'idée reçue selon laquelle les sociétés étrangères répugnent à s'installer au Vietnam à cause de l'absence de législation adéquate ne doit pas faire illusion. Certes, les hommes d'affaires réclament des lois qui garantissent leurs intérêts et avoirs, mais ils ne tiennent pas tellement à ce que le pays se dote de codes qui renforcent le droit des travailleurs ou qui laissent la voie ouverte aux empêcheurs de tourner en rond. Si les affairistes étrangers s'amènent en force au Vietnam, c'est justement parce qu'il n'y existe aucun cadre juridique protégeant le travailleur et appuyant ses revendications. Coincé entre la cherté de la vie due au développement de l'économie et la pression du marché qui cherche à réduire le coût du travail, le vietnamien salarié subvient avec peine à ses besoins. Ce qui explique les grèves sauvages continuelles qui sévissent dans les entreprises conjointes depuis deux ans. Devant la réclamation des syndicats, le gouvernement s'est décidé à promulguer ce mois-ci un code du travail. Mais que les capitalistes se rassurent: le droit de grève, enfin reconnu, est tellement limité (seulement si la majorité de la direction syndicale est d'accord) qu'il ne risque pas d'entrer dans les mœurs; quant au salaire minimum imposé, il peut se faire attendre.

Si les compagnies asiatiques affichent leur soutien au pouvoir communiste de Hanoi sans état d'âme, les occidentaux, par pudeur ou pour la galerie, feignent de croire qu'ils oeuvrent à la libéralisation du régime. Pourtant tout démontre qu'ils ne contribuent qu'à perpétuer une dictature qui se serait écroulée sans leur secours. D'ailleurs, à constater leur constante politique étrangère qui ne vise que leurs intérêts à court terme, comme par exemple la politique de la France en Afrique ou celle des Etats-Unis au Moyen-Orient, comment ne pas comprendre que les puissants préfèrent de beaucoup voir installer chez les faibles des dictateurs vénaux et malléables plutôt que des démocrates éclairés et intègres qui peuvent leur tenir tête pour empêcher le saccage de leur pays ?

30/6/1994

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