Pour tous les amateurs de luxe et d'exotisme à bon marché, pour tous les frustrés qui rêvent de puissance et de volupté, pour tous les affairistes qui aspirent à des gains sans grosse bourse déliée, une seule destination de nos jours s'impose : le Vietnam communiste à l'économie de marché. Où donc peut-on mener une vie de nabab entouré de serviteurs avec festin et sortie tous les jours avec quelques milliers de francs par mois ? Quoi de plus valorisant pour l'ego d'un simple quidam quand il est susceptible de se faire vénérer comme un dieu par la seule vertu d'un don (même d'un don d'autrui dont il n'est que le transmetteur) de quelques centaines de francs, geste généreux qui peut rapporter gros quand il est bien calculé ? -- Un ouvrier belge d'origine vietnamienne revenu en vacances au pays est ainsi devenu une sorte de génie tutélaire d'un village misérable pour avoir distribué une cinquantaine de francs à chaque famille villageoise, et par la grâce de cette position y bénéficie du gîte et du couvert gratuits avec en plus une jolie fille à sa disposition.-- Quant aux affaires, il n'y qu'à voir l'empressement des investisseurs de tous pays auprès des autorités vietnamiennes pour réaliser combien elles promettent d'être profitables.
Les apologistes du succès de l'ouverture économique à tout crin sans garde-fou légal et politique semblent ignorer l'envers de la médaille qui réside dans la mise à l'encan des ressources naturelles du pays, le gonflement des dettes publiques, la corruption généralisée et surtout l' affaissement des valeurs morales joint à la perte de toute dignité humaine sans défense devant l'argent-roi. Si tous les Vietnamiens se sentent concernés par l'affaire Waché qui fait les choux gras de la presse locale, c'est qu'ils comprennent que loin d'être un cas isolé comme veulent le faire croire les autorités, elle ne fait que refléter la réalité des rapports de force en œuvre au Vietnam où la morgue des étrangers nantis, leur grossier dédain des autochtones rappelle le "bon temps" du colonialisme de sinistre mémoire.
Plus que l'abus de pouvoir du petit patron Georges Waché dont la brutalité et les jeux graveleux aux dépens d'ouvriers soumis par peur de perdre un emploi de galérien lui auraient valu en France des années d'emprisonnement et des frais de dédommagement faramineux, c'est la légèreté avec laquelle les autorités traitent l'affaire qui fait scandale. Comment un régime dont la seule possible légitimité se fonde sur la guerre contre les colonialistes, qui se vante d'un nationalisme pointilleux et qui se dit patrie des travailleurs peut-il fermer les yeux sur des atteintes évidentes aux droits les plus élémentaires de l'ouvrier et à la dignité humaine commises par un patron étranger qui se conduit comme un seigneur sur terrain conquis ? A moins que des pots-de-vin n'aient été reçus, rien ne justifie la mansuétude des autorités envers Georges Waché sous le fumeux prétexte d'éviter les vagues : ou Georges Waché est un cas isolé et des mesures à son encontre contenteraient l'opinion sans effrayer personne, ou c'est une pointe de l'iceberg et sa condamnation servirait d'avertissement aux apprentis colons tout en contribuant à l' assainissement des mœurs.
Mais peut-être les apparatchiks vietnamiens sont-ils convertis non seulement au capitalisme mais aussi au colonianisme revisé à la Paul Johnson (cf. article de ce dernier dans Libération du 29/4/1994) considéré comme une entreprise morale, la seule solution "pour porter secours aux pays dont les gouvernements locaux ont été laminés et où les conditions les plus élémentaires de ce qu'on appelle la vie civilisée ont disparu". Dommage pour eux que les (néo) colonisés ne l'entendent pas ainsi. Même si les colons (investisseurs) apportent la prospérité, ce qui n'est pas démontré, leur arrogance et leur mépris finissent toujours par soulever contre eux et leurs complices les colonisés humiliés dans leur quête d'une dignité bafouée.
4/10/1994