Le culte des ancêtres


Pratiqué par la quasi-totalité des Vietnamiens, le culte des ancêtres est tellement entré dans les mœurs que rares sont ceux d’entre eux qui se posent des questions à ce sujet. Mais d’où vient cette coutume et quelle signification peut-elle avoir aujourd’hui ?

En fait, les Vietnamiens ne rendent pas seulement un culte à leurs ancêtres mais aussi à toutes sortes d’esprits. A l’instar de la plupart des peuples dits primitifs, ils croient au caractère sacré de la nature, voient l’œuvre d’êtres surnaturels derrière n’importe quel phénomène extraordinaire, et sont persuadés que l’homme peut communiquer avec le monde invisible par l’intermédiaire des cultes et prières. Il suffit qu’une personne à l’imagination fertile raconte une histoire fantaisiste se rapportant à une manifestation extra-sensorielle censée avoir été expérimentée par elle ou un de ses proches pour qu’une population crédule la prenne pour argent comptant, en colporte la nouvelle, et attribue aussitôt à l’être surnaturel en question la qualité de génie (thân) s’il s’avère bienveillant, de diable (qui) s’il se montre maléfique. Cette pierre là-bas, si un quidam s’en sert comme porte-manteau et tombe malade juste après, sans doute a-t-il offensé par inadvertance le génie qui s’y est réfugié ; et s’il guérit après avoir fait des offrandes au génie en signe de contrition, alors c’est certain, on a affaire à une pierre sacrée, et le bon peuple de s’y précipiter pour rendre les honneurs au génie dans l’espoir qu’il exauce ses vœux. L’arbre que voilà, on raconte qu’un fantôme l’a choisi comme demeure, que ses apparitions grimaçantes ont effrayé plus d’un passant, et les gens du pays d’élever un petit autel au pied ou dans le tronc de l’arbre en hommage à l’esprit pour l’amadouer. Tigres, baleines et autres bêtes féroces dont les ravages se font trop redoutables sont bientôt réputés doués de pouvoir mystérieux que l’on ne peut fléchir que par des prières adéquates.

Pour la croyance populaire, l’homme, en symbiose avec à la fois le monde naturel et surnaturel, en fait aussi la jonction. Une partie de son âme lui survit et, quoique invisible, continue à hanter le monde sensible, veillant sur les siens à l’abri de la tablette votive qui lui est consacrée. Les Vietnamiens croyaient peut-être déjà à l’existence de l’âme depuis les temps préhistoriques, mais leur théorie à ce sujet est empruntée à la cosmologie yin-yang des Chinois : L’être humain tire sa force vitale du yang céleste et du yin terrestre ; à sa mort, seule la part yin de cette force, composée de 7 à 9 phách ou vía (7 pour l’homme et 9 pour la femme, liés aux 7 à 9 ouvertures du corps humain), disparaît avec le corps et retourne au monde des ténèbres où elle devient esprit chtonien ou qui ; la part yang, composée de 3 hôn (c’est ce mot hôn qui est retenu pour traduire l’âme dans le sens chrétien) correspondant aux 3 modes de connaissance, subsiste sous forme de thân, esprit céleste dont la puissance augmente maintenant qu’il n’est plus entravé par le corps ; en principe, seul l’homme possède une âme et peut par suite devenir thân, les autres êtres vivants qui ne sont animés que par un souffle pseudo-vital (vaporeux) n’ont pas d’âme et ne peuvent devenir que pseudo-esprit ou tinh ; alors que l’esprit chtonien qui, participant du yin négatif, est maléfique, l’esprit céleste thân, relevant du yang positif, en possède les qualités bénéfiques. Les Vietnamiens les honorent tous, les uns par peur de les froisser et pour se concilier leurs bonnes grâces, les autres par reconnaissance et pour s’assurer leur bienveillance. Il va sans dire que les esprits célestes les plus enclins à protéger l’homme sont ceux qui ont été leurs parents les plus proches, et c’est vers eux que se tournent les Vietnamiens (et Chinois) lorsqu’ils ont besoin d’ordre et de protection. De là le culte des ancêtres si répandu dans toutes les classes de la société. Par ailleurs, la tradition soutient aussi que, pour continuer à subsister, l’esprit céleste doit se nourrir des fumées d’encens et de la quintessence des aliments consacrés ; si les offrandes du culte lui font défaut pendant trop longtemps, il finit par se dégrader en esprit chtonien après une période de vagabondage en tant qu’âme errante affamée et agressive ; ceux qui veulent éviter à leurs parents ce triste sort ont donc intérêt à célébrer régulièrement le culte des défunts ; quant à toutes les âmes errantes, pour apaiser leur honte et leur douleur, on leur dédie une fête le 15ème jour du 7ème mois, tout en ayant la prévenance de leur servir un plateau d’offrandes lors des grandes occasions rituelles.

Le culte des ancêtres fait ainsi partie intégrante du culte des esprits auxquels Vietnamiens et Chinois vouent une crainte respectueuse depuis la nuit des temps. Vers la fin du 6ème siècle avant J.C. , devant les trop nombreuses dérives superstitieuses de ce culte millénaire, Confucius sentit le besoin d’endiguer les croyances populaires pour les orienter dans le sens d’un redressement des mœurs de la société. Il ne nie nullement l’existence des esprits (« Grande est la vertu des esprits ! Invisibles et inaudibles, ils sont partout, incitant tous à jeûner pour les honorer et à s’habiller correctement pour leur rendre hommage » - La voie harmonieuse) mais il veut organiser le culte en réservant à l’empereur et aux mandarins le culte des esprits représentant les diverses forces terrestres et célestes pour ne permettre au peuple que le culte des ancêtres, le plus fondamental selon lui puisque, si tous les êtres sont issus de l’union du Ciel et de la Terre, c’est surtout de leurs ancêtres que descendent les hommes. L’homme digne d’être humain doit donc faire preuve avant tout de piété filiale « en sauvegardant les positions acquises par ses prédécesseurs, en agissant suivant les règles établies par eux, en vénérant les morts comme les vivants » (Livre des rites). Sur la lancée de Confucius et dans le but de consolider le pouvoir patriarcal, ses disciples élaborèrent toute une idéologie tournant autour de la piété filiale dont le culte des ancêtres constitue la pierre de touche :

L’univers engendré par le yin et le yang est soumis à un ordre bien hiérarchisé sur lequel se règle l’ordre social. De même que dans une société le souverain jouit de la position la plus éminente, de même dans une famille les parents occupent le rang le plus élevé ; et de même que le devoir d’un individu dans sa famille est de respecter et d’obéir à ses parents, de même celui d’un ressortissant d’un pays est de témoigner de la fidélité et de la soumission à son souverain ; si l’on veut donc que le peuple reste docile, c’est-à-dire que le régime se perpétue sans crainte des soulèvements, le pouvoir n’a qu’à inculquer à ses sujets le respect absolu des aînés. L’éducation comme la loi s’emploient donc à canaliser tous les sentiments de l’individu pour ne les laisser s’exprimer que dans l’amour et la gratitude envers les parents selon des rites bien établis. Tout manque de piété filiale, même une simple insolence ou le refus de porter le deuil, est passible de peine sévère prévue par la loi qui range d’ailleurs ce délit dans la classe des dix crimes majeurs. Dans les sociétés chinoise et vietnamienne anciennes, le citoyen idéal est aussi le fils idéal qui toujours agit de manière à ne jamais porter atteinte à la bonne réputation de ses parents, qui cherche à ne jamais les contrarier, qui prend toujours soin de sa propre personne pour ne pas priver ses parents de soutien. Il est facile d’imaginer les dégâts que peut causer un tel idéal quand, en périodes de crise, le pays a besoin plutôt de citoyens entreprenants et dynamiques que d’êtres mous et timorés.

Pour servir de fondement à leur idéologie, les confucianistes élevèrent le culte des ancêtres au rang de religion d’état avec tout l’appareil cérémonial et rituel afférent : « Du vivant de ses parents le fils pieux doit les servir selon les rites, à leur mort il doit procéder à leur inhumation dans les rites, et pour perpétuer leur mémoire il doit leur rendre un culte suivant les rites » (Mencius). Observé dans toutes les familles sous peur de punition par la loi et de mise au ban de la société, le culte des ancêtres, garant de la continuité du patriarcat, devient la clef de voûte du système. Les familles sans descendant mâle (dans l’optique confucéenne, cette tare est considérée comme le plus grand malheur arrivé à la famille ou le plus grand crime d’impiété commis par le fils sans descendant) doivent obligatoirement en adopter un pour maintenir le culte.

Comme on ne peut rendre personnellement le culte à tous les aïeux, il est généralement tenu pour acquis qu’à part les grands personnages historiques et les ancêtres fondateurs qui sont pourvus d’une âme immortelle, au-delà de 4 générations, l’esprit des ancêtres normaux finit par s’éteindre pour rejoindre le monde des ténèbres, et qu’il est alors permis aux descendants de ranger ou d’enterrer leurs tablettes. Au sommet de la pyramide sociale, l’empereur, assimilé au fils du Ciel, a seul la prérogative de rendre le culte au Cosmos lors de la fête du Nam Giao en association avec celui de ses propres ancêtres. En tant que représentant du Ciel et de la Terre, générateurs de toute vie, il s’arroge aussi le droit de commander à tous les esprits terrestres et célestes : à lui le pouvoir de décider de la survie et de la disparition des diables et génies, celui de les blâmer ou récompenser en les dégradant ou avançant dans une hiérarchie spéciale de dignitaires calquée sur celle du mandarinat. Bref, au niveau des individus le pouvoir concentre tous les esprits familiers dans le culte des ancêtres, et à l’échelle des localités et de la nation il assimile tous les génies publics à des super-ancêtres auxquels les mandarins ont le devoir de rendre le culte au nom du pays. Toutes les croyances ne pouvant entrer dans le cadre du système sont simplement niées et condamnées comme superstitieuses, contraires à la morale et la religion.

Les confucianistes n’ayant jamais exposé aussi clairement que ci-dessus leur idéologie, peu d’auteurs sont conscients du caractère profondément religieux et totalitaire, jusqu’à une époque récente, du culte des ancêtres, se contentant de le présenter comme une coutume intimement ancrée dans les mœurs des Vietnamiens (et Chinois) dont doivent tenir compte toutes les religions voulant s’imposer dans le pays. Les bouddhistes résolvent la question en installant génies et ancêtres aux côtés du Bouddha dans leurs temples. Les missionnaires chrétiens se sont livrés à moult querelles théologiques sur l’attitude à prendre jusqu’à ce qu’en 1939 le Vatican décide que le culte des ancêtres ne constitue en rien une religion. Mais les prêtres locaux, en n’appliquant la directive papale qu’en 1964, montrent par leur hésitation que ce culte est perçu par eux comme quelque chose de plus qu’une coutume par laquelle les Vietnamiens témoignent leur gratitude et leur affection à leurs parents décédés.

De nos jours, si le culte des ancêtres n’est plus une religion obligatoire imposée par les autorités, quoique l’idéologie qui le sous-tend ait disparu depuis avec la monarchie absolue, la croyance en la survie et la puissance de l’âme des défunts qui l’accompagne reste imprimée dans le subconscient de tous les Vietnamiens (et Chinois). Si la masse de la population reconnaît y être attachée, même les intellectuels qui assurent ne pratiquer le culte que dans un esprit de continuité familiale afin de resserrer les liens entre générations ne peuvent s’empêcher d’implorer pour leur famille la protection des ancêtres quand ils leur rendent hommage. Cette contradiction des intellectuels férus de modernisme n’est guère étonnante, tant le besoin du sacré est indéracinable du cerveau humain et ne demande qu’à s’intensifier pour peu que les circonstances s’y prêtent.

Paris, avril 1992

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