Le culte de la force

La liesse populaire en Inde et au Pakistan soulevée par des essais de bombe atomique loin de faire tache au milieu de la communion internationale autour de cette lutte pacifique que représente la coupe mondiale du football, lui fait justement pendant et rappelle crûment aux conciences assoupies occidentales le réel enjeu de ces joutes.
A quoi aspirent tous ces peuples en fièvre sinon faire partie de la nation la plus forte - ne fût-ce que dans un domaine sportif - ou au moins assez forte pour susciter respect, peur ou envie chez autrui ? Ce en quoi les peuples ne diffèrent guère des individus qui les composent, la tendance de chaque être humain étant toujours de l'emporter sur son voisin par tous les moyens.

A l'état de nature ou dans des conditions économiques difficiles, l'homme ne connaît pour s'imposer que la force brutale. Sont promus au rang de divinités, de héros et de chefs les hercules à gros biceps ou les détenteurs de l'arme la plus efficace. La bombe atomique possédant de nos jours un rôle d'arme suprême, en laissant exprimer sa joie et sa fierté de voir son pays maître d'un puissant instrument de mort, l'homme de la rue pakistanais ne fait que célébrer ce culte millénaire pour la force dont la victoire est toujours source de butins et profits.

C'est en raison de ces avantages de la force que les peuples occidentaux, pourtant policés et aisés, avaient acclamé et glorifié l'invasion et la mise sous coupe en tant que colonies de vastes régions du globe, d'autant plus volontiers que, pour faire taire les mauvaises consciences, l'entreprise a été travestie en expansion économique et œuvre civilisatrice. Cette manipulation de l'opinion devient de plus en plus sophistiquée à mesure que les nations riches, dépendantes de la force pour défendre leur niveau de vie, doivent composer avec leurs citoyens gagnés de plus en plus par les idées humanitaires et libérales.

De tout temps, le culte de la force est établi et encouragé par les dirigeants pour maintenir leurs sujets ou administrés dans la soumission à leur pouvoir. Quel peuple ne le pratique pas, du moins sous sa forme civilisée du culte du héros? Lisez vos livres d'histoire, combien de personnages sont honorés hors les souverains et les vainqueurs des grandes batailles ? Même à notre époque où les esprits se piquent de belles vertus sociales, ce ne sont point des sages et des savants que l'on désigne à l'adulation des foules mais des stars du spectacle et du business derrière lesquels se cache l'argent-roi, l'idole la plus puissante en temps de paix.

Bien que l'aficionado brésilien cède en fin de compte aux mêmes démons que le nationaliste indien, comparée aux potentialités de la bombe atomique, la victoire qu'il appelle de ses vœux est bénigne. Mais toute excitation pour une victoire sur autrui reste un succédané du culte de la force, et un adepte lucide et sincère de la paix qui refuse ce culte préfère le jeu pour lui-même sans souci du vainqueur, accepte sans la magnifier la nécessité de la force dans certains cas. Et s'il lui faut tout de même rendre un culte à la force, autant que ce soit à la force d'âme, indifférente au lucre, inflexible devant menaces tout comme tentations.

1/6/1998

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