Avec l'ouverture économique s'est développé au Vietnam un véritable boum du marché immobilier répondant aux besoins en terrain et bâtiments des entreprises. Le problème est que cette prolifération toute naturelle du marché de l'immobilier s'est faite à l'encontre de la ligne du Parti et toujours à son corps défendant. Sommé par les acteurs du renouveau économique de fournir un cadre juridique aux transactions immobilières, le gouvernement (toujours communiste) vietnamien n'a pu accoucher jusqu'ici que d'un projet de lois incomplètes et contradictoires.
Comment cela peut-il être autrement quand la nouvelle Constitution votée en 1992 insiste encore sur le fait que "les terres sont la propriété collective du peuple, et sont toutes gérées par l'Etat" qui en cède seulement l'usage aux organismes et particuliers ? Conformément à ce principe, le projet des lois immobilières réitère "la formelle interdiction d'acheter et de vendre la terre" tout en en permettant l'utilisation à des fins de production et la transmission du droit d'usage à autrui ou en héritage à un membre du foyer (déclaré vivant sous le même toit). La cession du droit d'usage à autrui qui sous-entend une transaction commerciale devient dans ces conditions un droit bancal violant l'esprit comme la lettre de la Constitution.
Il n'est pas étonnant qu'en l'absence de lois cohérentes et de directives unifiées le marché de l'immobilier évolue de façon tout fait anarchique, au gré de l'interprétation et de la cupidité des cadres concernés, la plupart voulant bien empocher l'argent des taxes et pots de vin mais refusant toute responsabilité quant au statut réel du bien immobilier. Les sociétés étrangères qui cherchent à s'implanter au Vietnam en savent quelque chose quand il s'agit de la demande d'attribution des terrains pour leur entreprise : parmi les formalités nécessaires à l'obtention du permis d'investissement, c'est la plus lourde et la plus longue, exigeant souvent une dizaine de cachets approbateurs. Et encore, elles ne sont pas au bout de leur peine, car une fois le terrain attribué, il leur faudra identifier l'interlocuteur valable chargé de recouvrer la taxe foncière et de trancher en cas de litige foncier, aucun organisme n'étant pourvu d'une véritable responsabilité en la matière.
Les dirigeants communistes croient pouvoir sauvegarder leur pouvoir en introduisant
au Vietnam une économie de marché capable de canaliser les aspirations
au mieux-être du peuple. Mais une telle économie exige un état
de droit incompatible avec la dictature du Parti et des principes périmés
sans lesquels le régime n'a plus aucune justification d'être.
N'est-ce pas un pied de nez de la Providence que pour survivre, le Parti soit
obligé de se faire tôt ou tard son propre fossoyeur ?
21/6/1994