L’origine de l’écriture vietnamienne latinisée

Qu’une langue asiatique comme le vietnamien s’écrive entièrement en caractères latins étonne bon nombre de gens. Et ce, à juste titre, car il s’agit là d’un cas unique parmi les langues de l’Orient, les diverses entreprises de transcription phonétique à l’occidentale des autres langues (comme par exemple le pinyin des Chinois) exerçant peu d’impact sur l’ensemble de la population et ne constituant en définitive qu’une sorte d’accommodement à l’usage des étrangers. Comme on peut s’en douter, la romanisation du vietnamien n’a pu avoir lieu qu’à une date relativement récente, à la suite d’une rencontre des Vietnamiens avec les Occidentaux, et avant l’adoption des caractères latins il a dû s’écrire différemment. En fait, l’histoire des vicissitudes de l’écriture de la langue vietnamienne traduit parfaitement le destin des Vietnamiens, engagés continuellement dans une âpre lutte pour leur indépendance et leur identité.

Proie toujours convoitée de son grand voisin, la Chine, le Vietnam a supporté mille ans d’occupation chinoise, du 1er au 10ème siècle, et au bout de cette sinisation forcée, les Vietnamiens ont fini par adopter comme langue officielle, id est administrative et culturelle, le sino-vietnamien (chu nho = langue des lettrés), du chinois que l’on prononce à la vietnamienne.

Mais mis à part un fonds de termes communs apportés par la sinisation à la langue nationale, cette langue officielle a peu de rapport avec la langue parlée usuelle, autant dans son vocabulaire que dans sa syntaxe (ordre des mots). Aussi, dès le 10ème siècle (c’est-à-dire après l’indépendance), pour transcrire le vietnamien proprement dit, parallèlement au sino-vietnamien, se développa une écriture démotique ou « chu nôm » inspirée directement du chinois mais composée d’idéogrammes dont les signes étaient simplifiés et retenus pour leur prononciation phonétique autant que pour leur sens. Malheureusement, hormis deux tentatives avortées à la fin des 14ème et 18ème siècles avec les éphémères dynasties des Hô et Tây Son, l’écriture démotique, pourtant appréciée des lettrés qui lui donnaient ses lettres de noblesse, ne parvint jamais à supplanter le sino-vietnamien qui demeurait la langue officielle jusqu’à la colonisation française.

Sous prétexte que tous les textes vietnamiens anciens sont d’écriture chinoise ou sinisée, nombre de sinologues en ont conclu que le peuple vietnamien ne possédait pas de langue écrite avant l’arrivée des Han. C’est faire peu de cas de la politique de destruction systématique des vestiges culturels autochtones perpétrée par les Chinois tout un millénaire durant, politique qu’ils ont voulu renouveler quand ils envahirent de nouveau le Vietnam au début du 15ème siècle, ainsi que des traces d’une écriture de têtards mentionnée par des historiens chinois antérieurs aux Han, retrouvée chez les Mu?ng, peuplade apparentée aux proto-vietnamiens, que l’on peut rapprocher des figures gravées sur un tambour de bronze néolithique de Lung Cú.

Dernier avatar de l’écriture vietnamienne et officialisé par les Français à la fin du 19ème siècle, le « quôc ngu» ou langue nationale, ainsi nommé parce qu’il reproduit exactement la langue parlée du pays, est une écriture romanisée dont l’origine remonte au début du 17ème siècle (vers 1620) avec la venue des missionnaires jésuites au Vietnam. Pour apprendre plus facilement le langage indigène et pour les besoins de la catéchèse, les premiers missionnaires, aidés par des Vietnamiens convertis, se mirent à transcrire phonétiquement le parler vietnamien en caractères latins en se basant naturellement sur des phonèmes familiers propres à leur langue maternelle. Cela explique l’existence en vietnamien de graphies typiquement portugaises comme « -ao », « gh- », « nh- »…, les Portugais, qui alors dépassaient en nombre les Italiens et les Français, ayant le plus contribué à la formation du « quôc ngu». La nouvelle écriture une fois élaborée, ils entreprirent de la fixer par des dictionnaires puis s’en servaient pour la propagation de la foi.

Au « quôc ngu» est souvent attaché le nom du R.P. Alexandre de Rhodes, bien qu’il n’en soit ni l’inventeur ni le premier vulgarisateur, pour la bonne raison qu’il est l’auteur du premier dictionnaire vietnamien (-portugais-latin) et du premier ouvrage (catéchisme) écrit en vietnamien édité (à Rome en 1651) c’est-à-dire connu du public. Sur l’exemple des missionnaires européens, des chrétiens vietnamiens, tels Benito Thien au 17ème siècle ou Philippe Binh au 18ème siècle, se mirent aussi à écrire en « quôc ngu», mais, avant la colonisation française, cette écriture restait confinée dans le cercle étroit des catholiques.

La conquête de la Cochinchine par les Français en 1862 puis leur mainmise sur tout le Vietnam en 1884 marquent l’essor du « quôc ngu» dont la diffusion est encouragée par les gouverneurs au détriment du « chu nho » comme du « chu nôm ». Dans un but d’unification et suite à un rapport de Philastre (1872), il fut décidé que les règles établies par Mgr Taberd dans son dictionnaire vietnamien-latin latin-vietnamien publié en 1838 à Serampour seraient prises comme bases de référence pour toute graphie ultérieure de la langue (lesquelles règles restent actuellement valables malgré de nombreuses tentatives de réforme).

Dès 1865 parut à Saïgon le « Gia Ðinh báo », premier périodique vietnamien écrit en « quôc ngu», suivi bientôt de bien d’autres journaux et revues. Pourtant, malgré la fiévreuse activité d’écriture et de traduction des premiers nouveaux intellectuels de culture française, issus pour la plupart de l’école des interprètes comme Petrus Ký et Nguyên Van Vinh, et malgré l’ouverture des classes primaires où l’on l’enseignait obligatoirement, le « quôc ngu», regardé à l’époque comme le symbole de l’odieuse occupation étrangère, n’obtint tout d’abord aucun succès auprès de la population qui s’y opposait farouchement, les parents n’envoyant leurs enfants à la nouvelle école que contraints ou forcés.

Ce n’est qu’au début du 20ème siècle, lorsque les patriotes (particulièrement ceux du mouvement « Ðông kinh nghia thuc » ou « Ecole pour la juste cause de la capitale de l’est ») s’avisèrent de son extraordinaire efficacité dans l’alphabétisation des masses (un enfant met tout au plus deux ans pour maîtriser le vietnamien parlé et écrit avec le « quôc ngu» alors que dix ans ou plus sont nécessaires à la compréhension du « chu nho » comme du « chu nôm ») et dans la propagation des idées et connaissances, que le « quôc ngu» fut vraiment accueilli et considéré comme écriture nationale.

Cautionnée par les principales organisations politiques des résistants (aux Français) qui incitaient à son étude à travers tracts et slogans, utilisé désormais comme moyen d’expression et de communication par les intellectuels de tous bords, y compris les lettrés de culture chinoise, le « quôc ngu» ne tarda pas à devenir de facto l’unique écriture pratiquée, surtout après la suppression des concours triennaux à l’ancienne mode en 1919. Avec le « quôc ngu» la langue officielle coïncide enfin avec la langue parlée, réconciliant du coup l’homme de pouvoir et du savoir avec le peuple et lui-même. Et bien que l’on puisse déplorer un certain déracinement des Vietnamiens à la suite d’une rupture complète avec la mémoire ancestrale due à leur incompréhension des anciens (d’avant le 20ème siècle) écrits (sans l’aide d’une traduction commentée), grâce au truchement du « quôc ngu» et dans le climat favorable de l’indépendance retrouvée depuis 1945, la culture vietnamienne a pu connaître un prodigieux développement qui ne fait que commencer.

Paris, septembre 1991

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