Les prévisions optimistes des observateurs étrangers sur le décollement de l'économie vietnamienne et les déclarations triomphalistes des dirigeants de Hanoi s'accordent peu avec la situation réelle du pays, en butte à d'énormes difficultés dont la plus grave et la plus grosse en conséquences sociales est l'incompétence des cadres.
Dans l'administration, dans l'enseignement, dans les entreprises et même dans l'armée, l'irresponsabilité et l'impuissance règnent. Peu au courant de la loi et des prescriptions gouvernementales, incapables de comprendre les dossiers tant soit peu compliqués, et en même temps timorés sinon concussionnaires, les administrateurs renvoient leurs administrés d'un bureau à un autre, cachant leur inaptitude à régler les problèmes sous un pointillisme irritant pour finir par rendre des décisions contestables.
L'enseignement est devenu un métier tellement ingrat et mal payé qu'il fait fuir les plus doués (mis à part une poignée d'idéalistes incurables). Depuis des années, les notes d'admissibilité aux concours des maîtres doivent parfois être retenues aux alentours de zéro pour faciliter le recrutement, et malgré cela les candidats ne se pressent pas aux portes des écoles normales, dédaignées même par les laissés pour compte de l'université.
D'ailleurs, le bas salaire en vigueur dans le secteur public (un médecin des hôpitaux ne gagne en moyenne que l'équivalent de 100 F par mois) incite quasiment tous ceux qui le peuvent à lâcher leur emploi pour se reconvertir dans le privé quitte à changer de métier c'est à dire à s'écarter du domaine de leurs compétences.
L'armée comme la police, fleurons du Vietnam communiste, ne résistent pas au climat de relâchement ambiant. Dans leur cas, c'est moins l'incompétence de leurs membres qui désole que le détournement de leurs compétences au détriment de l'Etat. Derrière toutes les affaires de contrebande se profilent militaires et policiers dont la collusion avec les malfaiteurs de tout poil risquent de faire perdre toute crédibilité à ces institutions.
Quant à la gestion des entreprises, elle détient le record de l'incurie : en 1993, sur une totalité de 12.084 entreprises d'état, 4.584 soit 37% subissent des pertes considérables (d'après Saigon gi?i phóng du 20/3/93). Certes, on peut l'imputer en partie aux bouleversements dus à l'introduction de l'économie de marché, mais c'est fondamentalement le bas niveau des cadres qui en est la cause. Le Directeur général d'une compagnie importante ne va-t-il pas jusqu'à déclarer ingénument :"J'ai dû accepter des fonctions au-dessus de mes capacités... il y a dans notre société un sous-directeur bien plus ignare que moi au point de ne pas savoir écrire les nombres à partir du million"?
Selon un récent rapport d'une commission gouvernementale, moins de 40% des fonctionnaires dont plus de la moitié relève de l'Education nationale répondent aux critères de compétence exigée. Comment peut-il en être autrement quand on sait que jusqu'à nouvel ordre, sauf pour les enseignants et les spécialistes dont le savoir peut se mesurer par les diplômes obtenus -- encore faut-il examiner le niveau des études --, les candidats aux divers emplois en république socialiste sont jugés d'abord sur leur orthodoxie ou leur fidélité au régime et sur leur position dans le réseau clanique du pouvoir ?
Conscients du danger que représente l'incompétence des cadres pour le devenir même du pays, le gouvernement de Hanoi multiplie les mesures de sauvetage ponctuelles : dégraissage ou licenciement massif des mauvais éléments dans la fonction publique, appel du pied des Vietnamiens de l'étranger invités pour la première fois à revenir s'installer au pays. Mais, alors que les fonctionnaires licenciés vont grossir le rang des chômeurs (20% de la population active), rien ne garantit l'efficacité des nouveaux agents embauchés, étant donné le piètre état de la formation scolaire et professionnelle. Et si le salaire de misère versé par l'Etat ne couvre guère les dépenses des Vietnamiens restés au pays habitués donc à une vie étriquée, comment peut-il, même décuplé, suffire aux Vietnamiens de l'étranger gâtés par le luxe occidental ? Les seuls prêts à rentrer pour de bon au pays (et non dans les valises d'une compagnie étrangère), à savoir les idéalistes anti-communistes, sont pour le régime des persona non grata.
Du point de vue des cadres eux-mêmes, toute la question réside dans les conditions de vie misérable auxquelles les contraint leur bourse plate que n'arrivent pas à remplir les rares et dérisoires relèvements de salaire vite rattrapés par l'augmentation des prix. Sans moyen de vivre correctement, comment songer à s'instruire et se perfectionner ? C'est déjà heureux qu'ils soient restés honnêtes. A les entendre, la révolte gronde, masquée par la lassitude et le désespoir. Contre les dérapages imprévisibles du mécontentement des cadres, le pouvoir compte sur un rapide développement de l'économie pour le neutraliser. Mais en l'absence de cadres compétents, aucune économie saine ne peut prendre son envol. Pour casser le cercle vicieux et assainir la situation, seule une action globale axée sur une remise en cause du système pourrait donner des résultats, mais comment le régime peut-il se résoudre à signer son propre acte de décès ?
Mars 1994