L'illusoire stabilité

A défaut d'une justification idéologique ou légitimiste mise à mal par la débâcle du marxisme-léninisme et l'état de déliquescence de la société, pour continuer leur mainmise sur le pays, les régimes communistes restants ont désormais recours au chantage au chaos, les soubresauts qui secouent l'ex-URSS leur servant providentiellement d'images-repoussoirs. Qu'un tel chantage soit invoqué par des dirigeants aux abois mais toujours avides de pouvoir, ce n'est guère surprenant et facilement compréhensible, mais que des gouvernements occidentaux, la France en tête, renvoient la balle à ces dictateurs de la pire espèce en liant la stabilité politique à leur survie, cela relève du mépris le plus flagrant des populations concernées et d'une analyse bien superficielle de la situation.

A l'autel de la prétendue stabilité procurée par la dictature du Parti, politiciens et hommes d'affaires libéraux sacrifient volontiers leurs propres principes sur les droits de l'homme et la liberté et, faisant fi de l'aspiration des peuples assoiffés de démocratie, conseillent aux démocrates patience ou endurance (dans les geôles). La vertueuse profession de foi en l'inéluctabilité de la démocratisation du régime communiste au fil des ans résumée dans le sempiternel "laissez le temps au temps", masque difficilement le cynisme et l'égoïsme des nations et individus prêts à se compromettre avec un régime odieux, au détriment de l'équité et de la raison, du moment que leurs intérêts supposés sont en jeu.

Il est vain d'attendre des dirigeants de Hanoi, qu'ils soient gérontes ou jeunes loups, une quelconque libéralisation des institutions qui sonnerait leur glas, et l'affirmation réitérée de Hanoi à propos du rôle toujours éminent du Parti doit être prise à la lettre et non comme une simple pommade destinée à contenter quelques dinosaures aigris. Quiconque a discuté avec les responsables du régime sent et sait combien ils sont jaloux du pouvoir qu'ils tiennent du Parti et combien ils sont prêts à tout pour le préserver envers et contre tous, réaction somme toute normale pour des membres d'un Parti qui n'a pas hésité à susciter une longue guerre dévastatrice pour s'emparer des rênes de l'Etat.

La menace du chaos que les communistes vietnamiens et leurs alliés objectifs brandissent pour maintenir le statu quo ne signifie nullement que le pays sombrera dans l'anarchie s'ils quittent le pouvoir parce que les démocrates sont incapables de le diriger, mais doit être comprise comme un véritable chantage du Parti résolu à fomenter le maximum de troubles s'il se sent acculé par ses adversaires. Moins qu'un gage de stabilité, cette menace revêt à la fois l'aveu de faiblesse d'un régime peu sûr de lui-même et la scélératesse du Parti dont le chantage au chaos s'apparente au chantage à la bombe des malfrats menaçant de tout casser s'ils n'obtiennent pas ce qu'ils veulent.

Or, même si pour protéger les otages on est parfois obligé de céder momentanément aux exigences des bandits, personne ne pense que pour avoir la paix il faut absolument se plier à leurs lois sans les combattre, le temps se chargeant de les transformer en doux agneaux. Dans le cas du parti communiste vietnamien, c'est pourtant ce que des têtes pensantes préconisent en appelant au soutien de Hanoi pour cause de stabilité nécessaire. Se rendent-elles compte que toute stabilité sous l'égide du Parti est forcément illusoire (avant 1989, les régimes de l'Est semblaient être établis pour l'éternité), que l'instabilité est inhérente au régime branlant de Hanoi, que les seuls fauteurs de trouble éventuels résident au sein du Parti et non chez leurs adversaires, que s'il existe une leçon à tirer des événements de l'ex-Urss, ce n'est pas du tout le danger d'une trop brusque libéralisation mais le regret d'une trop grande complaisance pour les apparatchiks conservateurs tout comme d'une sous-estimation de leur capacité de nuisance.

Octobre 1993

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