Elections et chantage au chaos au Vietnam

Pour la majorité des Français d'origine vietnamienne, le vote est moins l'accomplissement d'un devoir de citoyen que l'exercice d'un privilège apprécié, tant les élections libres, si naturelles en France, ont fait partie de leurs rêves longtemps inaccessibles. Pour leurs ex-compatriotes, ce rêve reste irréalisé et les courageux qui luttent ouvertement pour le multipartisme et les élections libres, c'est à dire simplement en faveur de la démocratie, s'attirent aussitôt les foudres de la police politique. Pour pouvoir jouir de ce même droit qu'un tiers des Français (abstentionnistes) méprise, de nombreux Vietnamiens croupissent actuellement dans des geôles infâmes. Le régime communiste de Hanoi qui semble être gagné par la peur (intense et omniprésente il y a peu, plus diluée aujourd'hui) qu'il sécrète, se sent menacé par le moindre écrit pro-démocratique. Nos lecteurs peuvent se faire une idée de la paranoïa défensive du régime d'après la traduction dans nos pages du compte-rendu sous forme de lettre de prison du "crime" d'un de ces démocrates qui lui vaut plus de 20 ans d'enfermement toujours sans jugement et sans espoir de libération.

C'est pourtant ce triste régime que Monsieur François Mitterrand est allé saluer, que nombre d'intellectuels français et autres, pourtant défenseurs des droits de l'homme, poussent à soutenir, par peur, soi-disant, des troubles et d'un éclatement comme dans certains pays de l'ex URSS ou en Yougoslavie, en cas de chute du système et de vacance d'un gouvernement fort et stable : A les entendre, il faut aider les communistes à conserver le pouvoir pour qu'ils assurent en douceur le changement, sinon ce sera le chaos comme en Europe de l'Est. Cet ultime argument, repris en chœur par les apparatchiks de Hanoi et leurs zélateurs trop heureux de voir apporter de l'eau à leur moulin compresseur, que les irréductibles compagnons de route opposent aux Vietnamiens assoiffés de liberté, que vaut-il au regard des réalités vietnamiennes ?

Sans compter que ce genre de raisonnement rappelle de façon déplaisante le déni de l'aptitude des peuples colonisés à assumer leur indépendance si souvent évoqué naguère par les tenants du colonialisme, le fait est que si chaos il doit y avoir, c'est plutôt le développement de la pagaille actuelle qui risque de le générer. L'idéologie qui servait de ciment à la société communiste s'étant avérée un fatras mensonger, le régime ne peut plus se faire obéir autrement que par la force, mais l'ardeur révolutionnaire n'animant plus le Parti, même les bourreaux se relâchent, et le peuple étant à la fois déboussolé et écrasé par une machine pesante, c'est l'anarchie ou plutôt la mafiocratie qui règne aujourd'hui au Vietnam. Il suffit de parcourir les journaux locaux pour constater, à côté des travers d'une dictature policière, la progression inexorable des vices inhérents à tout état en déliquescence : contrebande, corruption, irresponsabilité et impunité, qui se traduisent par le luxe effréné pour une infime minorité et la misère absolue pour la grande majorité, une classe moyenne étriquée de hauts cadres du Parti servant de tampon et d'écran protecteur pour le pouvoir. Le capitalisme sauvage ne pouvant faire mieux, on se demande si une bizarre nostalgie pour des lendemains (totalitaires) qui chantent ou l'envie de se ruer à la curée ne se cache pas derrière le pari de certains pays pour un changement sous bannière communiste.

Le passage de l'économie dirigée à l'économie de marché se fait partout dans la douleur, mais ne peut se réaliser efficacement que dans la démocratie, ne fût-ce que pour susciter une nouvelle confiance dans le peuple et l'encourager à prendre son destin en mains par le biais des espaces de liberté qui lui seront consacrés comme la liberté de presse, d'association... La profonde crise morale que connaissent les pays de l'Est où sur les décombres de l'idéologie communiste de nouvelles valeurs mettent du temps à pousser ou à repousser, ne se manifeste pas partout par des troubles, loin de là : la Hongrie, la Bulgarie, la Pologne, l'Estonie, etc., redémarrent avec peine mais sans heurt notable. Les déchirements que subissent certains pays ne proviennent pas de la démocratie mais de son absence (l'ex Yougoslavie, on oublie de le dire, est jusqu'à nouvel ordre toujours d'obéidence communiste, au moins du côté serbe) provoquée par le refus des communistes de passer la main. Et encore, ils n'éclatent au grand jour que lorsque peuvent être exploitées des divisions ancestrales.

Ceux qui doutent de la capacité du Vietnam à se libérer du dirigisme étatique ignorent ou feignent d'ignorer les multiples atouts que le pays possède et dont le régime actuel ne tire profit qu'à son corps défendant : une tradition confucianiste avec une forte propension aux études (pour peu qu'elles soient permises) bien ancrée sous les vernis idéologiques modernes ; une moitié de la population (par ailleurs relativement homogène) non seulement peu conditionnée par le système mais encore acquise en bonne partie aux pratiques capitalistes dans tout le Sud du pays ; et surtout plus d'un million de cadres au savoir-faire occidental éparpillés dans le monde dont un dixième est prêt à retourner au pays pour participer à sa reconstruction en cas de changement de régime.

De par ses richesses naturelles et le potentiel de ses ressources humaines, le Vietnam peut aisément sortir de la misère où l'ont plongé les communistes à condition justement que cette hypothèque communiste soit levée. Seuls des dirigeants compétents et réellement soucieux de l'avenir du pays et non de celui d'un parti ou de leurs propres prérogatives peuvent mener à bien le redressement du pays. De tels dirigeants se recrutent rarement dans les rangs d'un parti réclamant de basses compromissions de la part de ses membres, et ne peuvent se déceler qu'à travers des élections libres dans le cadre de partis ouverts à tous. Mais à part les communistes actuellement au pouvoir et leurs indéfectibles supporters, nombreux sont ceux qui ont intérêt à ce que le Vietnam stagne dans l'anarchie et la misère et empêchent à tout prix sa démocratisation pour pouvoir se partager ses dépouilles. Sachant qu'il existe du pétrole au Vietnam, en quantité non négligeable, et que c'est au plus offrant ou au plus brutal de se l'approprier, devinez où réside le danger d'un possible nouveau conflit dans ce pays déjà durement meurtri. Seule la prospérité économique du pays laquelle passe par l'instauration de la démocratie peut contrer les appétits étrangers et enrayer le chaos qui couve sous le communisme moribond. Il est de l'honneur de la France d'y contribuer et non de prolonger artificiellement la survie des gérontes de Hanoi.

Paris, 23/10/1995

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