L'ONU vient à peine de célébrer à grands fracas
le cinquantenaire de la Déclaration universelle des droits de l'homme,
en ce dernier mois de l'année 1998, que des violations flagrantes et
déflagrantes de ces droits, commises par les deux plus grandes puissances
du monde, apportent aussitôt des démentis cinglants à son
autosatisfaction. Sous le couvert d'une opération punitive contre un
dictateur récalcitrant, prétexte qui masque mal des calculs minables
de politique intérieure, Bill Clinton n'a pas hésité à se
passer de l'accord préalable du Conseil de sécurité onusien
pour ordonner le bombardement de l'Irak cinq jours de suite, c'est-à-dire
le massacre inévitable de centaines d'Irakiens innocents. Quant à la
Chine, pour mieux se gausser des pactes onusiens qu'elle a signés en
octobre dernier, ce mois anniversaire a été pour elle l'occasion
d'intensifier la répression contre ses dissidents politiques, condamnés à plus
de dix ans de prison pour cause de menace virtuelle contre la sacro-sainte
stabilité tant appréciée des financiers internationaux.
Grâce à une intoxication médiatique sur la dangerosité du potentiel militaire irakien en dépit du fait que depuis la guerre du Golfe Saddam Hussein ne constitue une menace pour aucun peuple hormis le sien propre, la pluie de missiles américains n'a pas suscité beaucoup d'indignation hors du monde arabe. En diabolisant Saddam, les Occidentaux veulent paraître comme les partisans de la liberté du peuple irakien, mais ils oublient qu'après la victoire de 1991, contre toute attente des démocrates, ils avaient maintenu Saddam au pouvoir alors qu'ils avaient la possibilité de le renverser. Par leur travestissement des intérêts politico-économiques sous des raisons morales, les dirigeants des pays démocratiques font un immense tort aux droits de l'homme, quand ils ne les bafouent pas eux-mêmes. Ainsi, de quel poids pèsent les timides protestations des chancelleries occidentales contre la répression en Chine quand, au nom de "l'engagement constructif" cher à Monsieur Chirac, les mêmes champions du droit des peuples qui ont bouté l'envahisseur irakien du Koweit entérinent l'annexion et la destruction culturelle du Tibet, les chefs d'état européens refusant en plus de recevoir le Dalaï-Lama pour complaire à Pékin ?
Malgré ces couacs assourdissants, les activistes des droits de l'homme perçoivent pour 1998 une avancée de leur cause avec l'inculpation du général Pinochet. Pourtant il est à craindre que, malgré le précédent en matière de jurisprudence qu 'elle crée, cette mise en accusation ne génère un effet pervers aux conséquences désastreuses. Car, à s'acharner sur un petit dictateur déchu qui a lâché la main de façon pacifique on pousse tous les dictateurs régnants à s'accrocher encore plus au pouvoir de crainte à rendre des comptes, ce qui ne laisse aux opprimés que la solution d'une révolte sanglante. Pour que la voie du procès soit efficace, il faut que soient aussi recevables auprès des tribunaux les plaintes contre les dictateurs en place. La lutte pour les droits de l'homme ne peut être sélective et incohérente. On ne transige pas avec la morale. Juger Pinochet et absoudre Fidel Castro, c'est consentir à ce que la justice se résolve en gesticulations ou, si elle est rendue, compense à peine l'injustice qu'elle provoque.
Rien d'étonnant à ce que devant l'hypocrisie et la pusillanimité des gouvernements censés défendre les droits de l'homme, les dictateurs ne se gênent guère pour les piétiner, poussant le cynisme jusqu'à prôner un relativisme culturel à l'encontre des valeurs universelles afin de justifier leur tyrannie. Le pire c'est que ce relativisme a été sitôt repris par les décideurs occidentaux, heureux de pouvoir se doter d'une bonne conscience tout en entretenant des relations fructueuses avec des corrompus, criminels, exploiteurs, etc.. Grâce à cette collusion d'intérêts cachée sous le "respect du point de vue de l'autre", l'Union européenne peut tranquillement se faire la propagandiste du parti communiste vietnamien (via le sponsoring d'une exposition à sa gloire) et la Hollande accepter sans broncher qu'un de ses ressortissants soit frappé par un tribunal fantoche vietnamien d'une peine de 13 ans de prison ferme pour un délit de corruption non démontré alors que le même délit pour un montant autrement supérieur et avec preuves à l'appui n'a valu à Serge Dassault en Belgique que 2 ans de prison avec sursis.
En cette fin de millénaire où les trois quarts de l'humanité courbent encore l'échine sous le joug des potentats, petits et grands, le combat pour les droits de l'homme est plus urgent que jamais. Pour ne pas désespérer tous les malheureux qui vivent dans le dénuement, la peur et l'humiliation, que les gouvernants des pays plus chanceux fassent preuve de plus de sincérité et de détermination dans l'imposition du respect en tous lieux de ces droits. Longue sera la route qui mène à la sujétion de la politique à la morale, aussi en cette période de vœux du nouvel an souhaitons-nous ténacité et courage à tous ceux et celles qui œuvrent dans cette voie.
Paris, 28/12/1998