Dérive Khmère

Pour ceux des Vietnamiens qui se sont toujours sentis proches des Cambodgiens de par des liens historiques et géographiques (et ils sont plus nombreux qu'on ne le pense) tout en admirant en eux les descendants des bâtisseurs d'Angkor, les malheurs du peuple cambodgien que l'on croyait destiné à jouir d'une prospérité égale au moins à celle de la Suisse grâce à de grandes richesses naturelles mises à la disposition d'une population peu nombreuse et de plus en plus éduquée, causent peine et perplexité.

Comment un peuple imprégné de bouddhisme, réputé donc serviable et doux, peut-il devenir en si peu de temps la proie de tant de fanatisme ?
Certes, les Khmers rouges, auteurs de l'auto-génocide le plus barbare qui soit (les massacres inter-ethniques du Rwanda ne peuvent l'égaler en importance sinon en horreur) ne constituent qu'une minorité (les résultats des dernières élections le confirment), mais à force de propagande haineuse associée à la persuasion par la force, ils ont réussi à pervertir l'esprit de ceux-là même qui leur sont le plus hostiles. Les rescapés de la guerre et du génocide dont les repères moraux vacillent sous le travail de sape de l'idéologie communiste et de la cynique conduite des gouvernants corrompus, faute de raisons d'espérer, se laissent bercer par la haine de l'autre, de celui qui ne partage pas leur opinion à celui qui diffère d'eux par son physique ou son mode de vie.

Pour asseoir leur emprise sur cette population déboussolée, Khmers rouges comme gouvernants royalo-communistes, en l'absence de projet mobilisateur, brandissent un nationalisme exacerbé centré sur le ressentiment anti-vietnamien pour canaliser la haine qu'ils ont attisée. Aux assassinats systématiques perpétrés par les Khmers rouges contre Vietnamiens et Khmers d'origine vietnamienne répondent la nouvelle loi discriminatoire sur l'immigration votée par le nouveau Parlement instauré sous l'égide de l'Onu, donnant à la police plein pouvoir pour expulser toute personne d'origine étrangère (terme visant la communauté d'origine vietnamienne), fût-elle installée au Cambodge depuis des générations.

Qu'une loi raciale si honteuse soit votée presque à l'unanimité (avec seulement une voix contre) par des députés soi-disant modérés augure mal de l'avenir du Cambodge. Par leur incapacité de résister aux Khmers rouges, leurs ennemis jurés, obligés d'être à leur remorque dans leurs opinions délétères, les gouvernants cambodgiens semblent laisser leur pays aller à la dérive, ne comptant que sur le soutien occidental pour se maintenir. Mais que vaut ce soutien occidental face aux intérêts commerciaux ou géopolitiques des intéressés ? Pour ne pas prendre le risque de mécontenter le géant chinois protecteur des Khmers rouges, des criminels pourtant notoires, les pays occidentaux leur font la part belle dans les négociations, accueillent leurs dirigeants, protégeant même leur existence. Avec une duplicité effrayante, les Etats-Unis, non contents d'armer les Khmers rouges pour contrer les Vietnamiens lors des années 80, empêchent l'Australie d'aider efficacement les gouvernementaux dans leur lutte contre ces derniers, attitude qui vaut à leurs ressortissants d'échapper au triste sort d'otages.

Mais dans le Cambodge actuel, les otages ne sont pas les seuls trois occidentaux pour lesquels les médias internationaux s'inquiètent. C'est tout le peuple cambodgien qui est pris en otage par ses propres politiciens, par ses groupes armés, par le mastodonte chinois via les Khmers rouges. Ce n'est qu'en retrouvant la liberté qu'il retrouvera cette douceur de vivre et cette sérénité de l'esprit qui faisait de lui un peuple attachant vivant en bons termes avec ses voisins, vietnamiens et autres.

Septembre 1994

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