De la révolution à la guerre : Autopsie d’une imposture


Le 19 décembre 1946 éclata officiellement au Vietnam une guerre qui devait durer près de trente ans, dont les causes et les conséquences continuent d’entraver tout développement du pays. Baptisée par ses vainqueurs du beau nom de « glorieuse guerre de libération », c’était la suite logique d’une non moins glorieuse « révolution » datée du 17 août 1945 à laquelle les textes font référence sous la dénomination « Révolution d’août » à l’instar de la « Révolution d’octobre » des Russes. Pour l’ensemble des Vietnamiens qui l’ont subie dans leur chair et dans leur âme, ce ne fut du début à la fin, bien avant et encore longtemps après, qu’une triste guerre civile dans laquelle trempaient des intérêts plus ou moins étrangers

Ceux qui réfléchissaient tant soit peu ou ouvraient simplement leurs yeux savaient pertinemment que la longue guerre ne libérait personne, mais enchaînait davantage le peuple au fur et à mesure de ses avancées, qu’elle manifestait la volonté impitoyable des communistes d’imposer leur idéologie sur la totalité du pays qui résistait avec des nationalistes lucides mais désunis, inaptes à l’organisation des masses, souvent indécis parce que humains et non fanatisés, peu soutenus par l’opinion publique internationale travaillée à l’époque (et encore aujourd’hui dans certains milieux) par la propagande gauchiste. Celle-ci ignorait superbement la situation vietnamienne comme elle dédaignait tous les Vietnamiens tombés en combattant les communistes, et assimilait la guerre du Vietnam à une guerre néo-coloniale (appelée guerre d’Indochine ou du Vietnam contre la France de 1945 à 1954, et guerre du Vietnam contre les Etats-Unis de 1956 à 1975). La faillite du communisme dont le la victoire au Vietnam constitue le chant du cygne, amorcée à la fin des années 1970 et culminant avec la chute des régimes de l’Europe de l’Est, a amené les intellectuels occidentaux à porter un autre regard sur les événements du Vietnam et, devant le phénomène consternant des « boat people », à réviser leur opinion sur la nature du régime installé à Hanoï. Cependant, pour ne pas avoir trop à se déjuger, s’ils n’osent plus traiter en bloc les nationalistes de fantoches ou vendus, ils continuent à minimiser leur rôle politique et militaire pour mieux faire ressortir l’action de leurs alliés français puis américains et faire la part belle à Hô Chí Minh et ses hommes, qualifiés de patriotes (comme si leurs adversaires ne le sont pas) avant toute appartenance idéologique. De même que les déçus du communisme essaient de sauver de la débâcle de la maison URSS Lénine et sa révolution d’Octobre, les vietnamologues progressistes aux yeux dessillés s’accrochent aux trois mythes du bien-aimé oncle Hô, patriote pur et dur, de la grande révolution d’Août et de l’héroïque guerre d’indépendance, bien qu’une lecture attentive des documents incite à les réduire à néant.

Il est désormais de notoriété publique que Nguyên Tât Thành (nom réel de Hô Chí Minh) ne se révéla anti-colonialiste qu’après s’être vu refuser en 1911 l’entrée à l’Ecole Coloniale de Paris malgré sa promesse de « se rendre utile à la France vis-à-vis de ses compatriotes ». Par un concours de circonstances assez providentiel il eut l’opportunité de s’approprier le fameux nom Nguyên Ái Quôc (Nguyên le patriote) sous lequel il se fit connaître et grâce auquel il s’attira le respect et l’admiration de tous (Vietnamiens et étrangers). De fait, Nguyên Ái Quôc était le nom collectif choisi par un groupe de révolutionnaires vietnamiens installés vers 1918 à Paris pour signer leurs tracts et écrits rédigés en français par l’avocat Phan Van Truong et l’ingénieur Nguyên Thê Truyên sous l’impulsion de Phan Châu Trinh, le plus respecté d’entre eux. Comme ils avaient tous maille à partir avec la Sûreté française à la surveillance de laquelle ils voulaient échapper, ils eurent l’idée de faire endosser à Nguyên Tât Thành, alors jeune protégé de Phan Châu Trinh, nouvellement arrivé à Paris après huit ans de service sur des cargos des lignes atlantiques et donc encore inconnu des services français, ce nom collectif pour comparaître à leur place à toute convocation de police, puis dans les manifestations publiques où Thành devait lire les motions rédigées d’avance par le groupe pour faire entendre la voix des Vietnamiens opprimés, comme ce fut le cas aux congrès socialistes de Versailles et de Tours. Par la suite, fort de cette fausse identité, Nguyên Tât Thành (devenu Hô Chí Minh en 1942) qui, de son propre aveu (dans son autobiographie vague et mensongère à beaucoup d’égards), était encore très faible en français à la fin de 1919 et devait d’ailleurs l’apprendre auprès de Phan van Truong, s’attribua la paternité de tous les écrits du groupe, en particulier celle du célèbre « Procès de la colonisation française », œuvre pourtant nommément désignée dans le livre 2 de l’édition originale comme écrite par Nguyên Thê Truyên qui en signait d’ailleurs la préface.

Le besoin de Hô Chí Minh de se faire passer pour un intellectuel polyglotte dérivait peut-être d’un complexe d’infériorité d’autodidacte ; d’après les révélations de son secrétaire personnel, l’avocat Ðang Chân Liêu, à un neveu réfugié actuellement en France, l’oncle Hô savait en efet soutenir des conversations simples en plusieurs langues mais était bien incapable d’écrire correctement dans ces langues (les rares fois où il s’y est aventuré pour « Le Paria », sa copie fut entièrement remaniée par Nguyên Thê Truyên), et encore moins les textes brillants qui lui sont attribués. Récemment, l’historien Lê Huu Muc a même démontré que le recueil de poèmes sino-vietnamiens dont il était si fier n’était pas de lui mais d’un co-détenu décédé en captivité. N’est-ce pas aussi étrange qu’à part ces poèmes et les textes signés Nguyên Ái Quôc des années 20, Hô Chí Minh n’ait rien publié de notable – les discours publics à la langue de bois ne pouvant être tenus en ligne de compte –, en français, en vietnamien ou en chinois malgré le temps libre dont il put jouir après son accession au pouvoir ? Pour juger du caractère et du talent littéraire de l’oncle Hô, il suffit de lire son autobiographie plusieurs fois rééditée sous le pseudonyme Trân Dân Tiên où la rouerie et l’auto-satisfaction percent sous un style inconsistant et maladroit. Comment un homme qui écrit si platement dans sa langue maternelle peut-il être l’auteur dans une langue qu’il connaît moins bien de textes vibrants et travaillés comme ceux signés du nom Nguyên Ái Quôc ? Et pourtant des universitaires comme D. Hémery et cie continuent de colporter doctement cette légende.

Reste le mythe du grand patriote révolutionnaire. Révolutionnaire, Hô Chí Minh le devint certainement, surtout à partir de son affiliation au parti communiste français. C’est en tant que délégué de ce dernier qu’il vint en juin 1923 à Moscou pour assister au congrès du parti paysan international (Krestintern) réuni en octobre de la même année. Il y resta après le congrès et y fut admis à l’école du Komintern – A propos, question aux thuriféraires de l’oncle Hô : comment après cette date pouvait-il encore écrire et faire publier à Paris les articles signés Nguyên Ái Quôc dans le journal « Le Paria » et en particulier le « Procès de la colonisation française » paru seulement en 1926 ? –. Mais fut-il si grand patriote ? Tout d’abord, il faut savoir que les Russes du temps de Staline n’acceptaient dans leurs écoles que des gens dénués de toute morale bourgeoise, choisis après examen détaillé de leur biographie, Staline n’aimant guère les biographies sans tache selon Isaac Babel. Le patriotisme, sentiment bourgeois par excellence, ne devait pas être en odeur de sainteté auprès du PCUS. Comme le rapporte Phan Bôi Châu qui fut l’un des premiers lettrés sinon le premier à témoigner de l’intérêt pour la doctrine communiste et à entrer en contact avec les soviétiques (lorsqu’il vint en Chine en 1920), tout étranger s’apprêtant à venir étudier en URSS devait s’engager à avoir foi dans le communisme, à rentrer dans son pays après les études pour se consacrer à la propagation de l’idéologie prolétarienne et à l’instauration de la révolution socialiste. A moins d’une bizarre contorsion intellectuelle confondant intérêt national et communisme pratiquée pendant deux générations par des idéologues verbeux et leur clientèle, il est bien difficile de croire au patriotisme d’un individu qui a juré foi et fidélité aux causes de l’étranger et se comporte en agent de l’étranger, prêt à tout, même à mettre son pays à feu et à sang pour y asseoir un régime agréable à l’étranger.

Conformément à ses engagements vis-à-vis du PCUS, dès la fin de sa formation en 1925, Nguyên Tât Thành, alias Lý Thuy, se laissa envoyer au Sud de la Chine pour y seconder les menées de Borodine qui agissait officiellement comme conseiller soviétique du Guomindang. Il se mit aussitôt à enrôler à Canton une poignée de nationalistes vietnamiens exilés dans un groupe baptisé « Jeunes révolutionnaires vietnamiens » qui fusionna en 1927 avec l’ « Association des camarades révolutionnaires », fondé aussi en 1925 au Vietnam même, pour former l’ «Association des jeunes camarades révolutionnaires », laquelle décida en 1929 de se changer en « Parti communiste indochinois » dont les factions ne furent unifiées qu’en 1930, sur injonction de Moscou qui fit reprendre à Lý Thuy le prestigieux nom de Nguyên Ái Quôc pour mieux se faire obéir de ses partisans.

En 1930, les divers partis dans lesquels se reconnaissaient les anti-colonialistes étaient en pleine effervescence. Le Parti national vietnamien, grand rival du PC et dont la popularité s’étendait, se crut assez fort pour fomenter une insurrection qui fut écrasée dans le sang et le laissa décapité (au sens propre) de ses meilleurs membres, livrant le champ libre aux menées communistes et surtout à Nguyên Tât Thành, auréolé indûment du nom de Nguyên Ái Quôc, dont toutes les manœuvres tendaient à récolter pour le seul PC le fruit de l’activisme de tous, en éliminant par la force ou la ruse ses adversaires. Les communistes assistèrent ainsi volontiers les Français dans leur féroce répression des nationalistes après le soulèvement raté de Yên Báy. Cette répression et la vigilance accrue de la Sûreté française causèrent un certain assoupissement des divers partis dont la plupart des chefs cherchèrent refuge dans le sud de la Chine et qui ne connurent un nouveau développement qu’à l’éclatement de la seconde guerre mondiale et l’arrivée des troupes japonaises au Vietnam.

A partir de 1940, en marge du conflit des puissances, la plupart des têtes pensantes anti-colonialistes réfugiées au sud de la Chine sous la surveillance plus ou moins bienveillante des chefs nationalistes chinois s’efforcèrent de réorganiser leurs partis. Moscou, qui prônait l’alliance tactique de toutes les forces nationales aux côtés des Alliés, dépêcha sur place son agent Nguyên Tât Thành alias Nguyên Ái Quôc que l’on croyait mort ou disparu depuis 1933, lequel fit mettre en veilleuse les visées prolétariennes du parti communiste en le camouflant sous un parti pseudo-nationaliste créé en 1941, l’ « Alliance pour l’indépendance du Vietnam » communément appelée Viêt Minh dont un noyau de membres s’empressa de s’introduire au Vietnam pour y faire de la propagande musclée. Grâce à son nouveau maquillage, les communistes obtinrent la protection des chefs locaux du Guomindang qui poussèrent les nationalistes, dont la majorité était groupée dans le Parti national vietnamien ou VNQDÐ, à s’unir avec eux pour former en 1942 l’ « Alliance des révolutionnaires vietnamiens » ou VNCMÐMH dont le représentant pour le Viêt Minh se fit appeler à partir de cette époque Hô Chí Minh, s’appropriant cette fois le pseudonyme d’un authentique révolutionnaire nationaliste vietnamien décédé dans une prison chinoise en 1940, Hô Hoc Lãm, dans le but de jeter de la poudre aux yeux des nationalistes chinois et pour s’attirer par le hasard de l’homonymie les bonnes grâces de Hâu Chí Minh, le directeur de la prison où il venait d’être conduit pour soupçon de menées communistes subversives, lequel effectivement le traita avec beaucoup d’égards et finit par le relâcher. Blanchi par l’estampillage nationaliste, Hô Chí Minh se fit attribuer par les autres nationalistes méfiants mais timorés les missions de préparation militaire à l’intérieur du Vietnam au nom de l’Alliance des révolutionnaires, ce qui donna aux communistes les coudées franches pour bâtir leur puissance et se livrer en même temps à la manipulation psychologique des masses qui applaudissaient les Viêt Minh en croyant encourager les nationalistes de l’Alliance. Tout au long de leur lutte pour le pouvoir exclusif, les communistes ne cesseront de jouer sur la confusion entre nationalistes révolutionnaires et communistes, en s’efforçant de se faire passer pour les seuls révolutionnaires patriotes et de déconsidérer les nationalistes par des fausses accusations de fascisme ou de collaboration.

Grâce à leur implantation dans la région frontalière du Nord-Vietnam faite au nom et sur le dos des nationalistes, ils pouvaient s’offrir le luxe d’être aidés à la fois par le Guomindang et les Américains (jusqu’au retour des Français en Indochine, l’OSS misait sur Hô au détriment de ses rivaux du VNQDÐ) qui les payaient en armes et argent en échange des renseignements sur les troupes japonaises. Cependant, au début d’août 1945 les communistes ne disposaient tout au plus que de 5000 supporters (et non d’hommes armés qui devaient être bien moins nombreux, surtout quand on sait la confiance qu’il faut accorder aux chiffres avancés par les communistes), de l’avis même de Hô Chí Minh dans un discours de 1960. Mais même si leurs forces n’étaient pas très supérieures à celles des nationalistes qui comptaient sur un réseau de sympathisants acquis de longue date depuis les événements de Yên Báy, ils avaient sur les autres l’avantage d’une organisation structurée, d’une expérience sans précédent des techniques de la subversion apprises à Moscou, et surtout d’une volonté de puissance que ne possédaient pas les nationalistes, plutôt mous et velléitaires.

Mou et velléitaire, Bao Ðai l’était certainement, ce jeune empereur vers lequel tous les espoirs étaient fixés lorsque, au lendemain de leur coup de force contre les Français, les Japonais lui offrirent sur le plateau l’indépendance du pays, déclarée officiellement le 11 mars 1945. Cet homme, pourtant superbement intelligent (le plus intelligent des hommes politiques vietnamiens au dire du journaliste Hô Huu Tuong qui eut l’occasion de rencontrer tous les protagonistes du drame vietnamien), ne sut pas profiter de l’occasion pour aller au devant de son peuple et galvaniser les consciences. Les communistes, frustrés de voir l’Empereur leur couper l’herbe sous les pieds en assumant l’indépendance du pays avec une série de réformes administratives dirigée par une équipe de ministres honnêtes et compétents, entreprirent contre son gouvernement une campagne de dénigrement systématique confortée par la débâcle japonaise et la neutralité bienveillante des Alliés, noyautant jusqu’à ses collaborateurs les plus proches, tels son chef de cabinet Pham Khac Hòe (futur ministre de Hô) et son délégué au Tonkin Phan Kê Toai (dont le fils était membre du PC). Les obstacles dressés contre le pouvoir impérial finirent par lasser les ministres et le premier ministre Trân Trong Kim qui donna sa démission, si bien qu’après la capitulation du Japon, le 12 août 1945, l’empereur se vit quasiment lâché par tous ceux en lesquels il avait mis sa confiance. Un carré de fidèles du Comité général des fonctionnaires eut alors l’idée de demander le soutien du peuple en appelant à une manifestation massive en faveur du gouvernement Tràn Trong Kim pour le 17 août.

Mais les dirigeants communistes qui rentraient au pays à l’annonce de la défaite japonaise et s’apprêtaient à regagner le delta avec leur armée hétéroclite veillaient au grain. Les 20 000 manifestants qui répondirent à l’appel des fonctionnaires en se rassemblant devant le théâtre municipal en criant « Vive le Vietnam » eurent la surprise de voir des hommes armés descendre le drapeau national (mais emblème impérial) pour le remplacer par celui des Viêt Minh, puis s’emparer du micro du speaker en train de vanter les mérites de Trân Trong Kim pour les exhorter à acclamer Hô Chí Minh, ce qu’ils durent faire en apercevant dans la foule d’autres militants armés et menaçants. C’est sur ces acclamations arrachées par la ruse et la brutalité que les communistes revendiquèrent leur légitimité pour s’emparer un peu partout des sièges administratifs en assassinant au besoin les personnalités hostiles (cas de Ngô Ðình Khôi, frère de Ngô Ðình Diêm) au grand dam des nationalistes pris de court et dont les chefs pour la plupart n’étaient pas encore rentrés de Chine. Et ce sont ces journées de pseudo-rébellion pour la prise d’un pouvoir vacant que les communistes portent au pinacle sous le nom de « glorieuse révolution d’août ». Si Bao Ðai l’avait voulu, l’agitation Viêt Minh aurait été aisément réprimée, les Japonais qui avaient pour mission de tenir l’ordre au Vietnam en attendant l’arrivée des troupes alliées lui ayant proposé à plusieurs reprises de mettre à son service leurs 35 000 hommes aguerris, mais l’Empereur et son premier ministre étaient des hommes pacifiques qui répugnaient à verser le sang de leurs compatriotes.

Abandonné dans son palais par ses collaborateurs qui sentaient le vent tourner et intoxiqué par un entourage pusillanime ou acquis à la propagande communiste sur la puissance et la popularité amplifiées des Viêt Minh, l’Empereur consentit à abdiquer le 23 août, permettant ainsi à Hô Chí Minh de se proclamer dans la foulée, le 2 septembre, président de la république sans coup férir, avec la bénédiction en plus des Américains mieux intentionnés envers Hô qu’envers un empereur sous protection japonaise. Mais les nationalistes, renforcés par leurs partisans rentrés au pays à la remorque d’une armée chinoise de 180 000 hommes à laquelle les Alliés confiaient le désarmement des Japonais au Vietnam au-dessus du 16ème parallèle, reprenaient du poil de la bête, et Hô Chí Minh dut partager le pouvoir avec eux en leur concédant une bonne partie des portefeuilles ministériels tout en réservant les postes clés et la gestion réelle aux communistes. Durant cette cohabitation forcée, chacun des deux principaux partis cherchait à étendre son emprise sur la population au détriment de l’autre, mais à ce petit jeu les communistes l’emportaient aisément grâce à leur position avantageuse. Bizarrement, la date du 2 septembre 1945 est fêtée par les communistes non tant comme celle de l’instauration de la république démocratique que comme celle de l’indépendance du Vietnam proclamée aussi ce jour-là par Hô Chí Minh. Or, le 2 septembre ils n’avaient arraché de personne cette indépendance, laquelle était déjà sinon effective du moins nominale depuis le 11 mars et n’était contestée par aucun acteur politique du moment. En abusant les esprits par une déclaration grandiloquente Hô Chí Minh s’appropriait encore une fois (mais il en a l’habitude) un élément à grande portée sentimentale pour magnifier sa propre image et celle de son parti.

Au mois d’octobre, à la suite de la cession par les Anglais aux Français de leur mandat sur le Vietnam au-dessous du 16ème parallèle (le nord étant dévolu aux Chinois sur décision de la conférence de Postdam) et conformément à la volonté de De Gaulle de reprendre possession de l’Indochine, les troupes du général Leclerc débarquèrent à Saigon et entreprirent la reconquête de la Cochinchine (réintégrée tout récemment, le 14 août, dans le royaume d’Annam) qui retomba dans les mains des Français malgré la résistance de tous les partisans anti-colonialistes. Américains et Chinois, défiants envers les Français et inquiets devant la brutalité des méthodes communistes qui faisaient la chasse aux soi-disant traîtres dans tout le pays, essayèrent de persuader Hô de se désister en faveur de Bao Ðai, qui séjournait alors à Hanoï comme conseiller (c’est-à-dire comme faire-valoir et caution) du Président, afin de constituer avec lui un gouvernement d’union nationale plus légitime et mieux accepté par l’opinion internationale. Hô faillit se rendre à la raison (que de sang eût-il épargné !) mais se reprit vite et, jaloux désormais de l’ex-empereur, chercha à l’éloigner (d’abord à Sâm Son puis en Chine) et à diminuer son autorité morale en l’incitant à la débauche (en lui donnant par exemple comme gardes du corps des miliciennes de toute beauté).

Par contre, l’idée de légitimité nationale fut retenue par Hô qui fit procéder en janvier1946 à l’élection de l’Assemblée nationale au suffrage universel, élection naturellement truquée où les sièges étaient distribués à l’avance, la majorité (300) étant bien sûr réservée aux membres et sympathisants du Viêt Minh et quelques dizaines (70) octroyés aux divers nationalistes. Ces derniers acceptèrent d’entrer dans le nouveau gouvernement d’union nationale parce qu’ils ne pouvaient faire autrement, mais dès le début ils s’exercèrent à affûter leurs défenses et s’adonnèrent à la propagande anti-communiste, la police aux mains des communistes répliquant en montant des accusations les plus énormes contre leurs rivaux pour les coffrer et les éliminer. Dans cette atmosphère de guerre civile larvée sur fond de famine et d’occupation chinoise, les communistes ne pensaient qu’à conserver le pouvoir et à traiter s’il le fallait avec les Français. Ces derniers, par les accords de Chong Qing (Chung King) du 13 mars, obtinrent des Chinois une promesse de départ du Vietnam pour la fin du mois (ce départ n’eut lieu effectivement qu’en mai) et par conséquent le libre déploiement pour leurs troupes. Devant leur arrivée imminente, Hô Chí Minh avait déjà accepté de signer la Convention préliminaire du 6 mars 1946 par laquelle la France reconnaissait le Vietnam (sans la Cochinchine) comme un Etat libre (mais non indépendant) exerçant sa liberté au sein de la Fédération indochinoise. L’annonce de cette convention fut ressentie comme une trahison par tout le peuple bercé jusqu’alors par les rodomontades sur l’indépendance de la propagande Viêt Minh. Les communistes durent se livrer à une difficile campagne d’explication et se montrer plus intransigeants à la conférence de Dalat (avril 1946) qui s’ensuivit. Elle avorta de ce fait et les deux parties décidèrent de porter la discussion en France, à Fontainebleau.

Pour se dédouaner auprès de l’opinion publique, Hô Chí Minh créa de toute pièce un « Front d’union du peuple vietnamien » destiné à approuver toutes les décisions du gouvernement déserté par les nationalistes les plus combatifs, puis partit avec une délégation en France. Les Français qui traînaient les pieds ne répondirent pas à son attente ou exigence et, après un long séjour de mai à septembre 1946, la délégation vietnamienne dut rentrer bredouille quoique Hô réussît au dernier moment à soutirer au gouvernement français la signature d’un vague modus vivendi pour sauver les apparences. Sachant le conflit avec la France inévitable, pour pouvoir présenter le Viêt Minh comme le seul interlocuteur valable dans les négociations futures, tout en se préparant à la guerre en amassant le maximum d’armes et d’argent, Võ Nguyên Giáp, ministre de la défense et chef militaire du Parti, fit arrêter et assassiner partout où ils se trouvaient les partisans nationalistes qui n’avaient pas songé à s’enfuir. En novembre 1946 des heurts eurent lieu entre Viêt Minh et Français à propos du contrôle des douanes de Hai Phòng. Le 23 novembre, à l’expiration d’un ultimatum obligeant les Viêt Minh à évacuer la ville, les Français bombardèrent les quartiers populeux où s’étaient réfugiés les communistes, causant la mort de milliers de personnes. La coupe débordait après cet incident tragique. Le 19 décembre 1946 Võ Nguyên Giáp ordonna un baroud d’honneur sous forme d’une attaque générale contre les Français. Elle échoua à cause du manque de moyens des Viêt Minh mais la guerre du Vietnam venait de commencer.

Du moment que les Français refusaient d’accorder l’indépendance au Vietnam, les communistes avaient raison de lever les armes contre eux. Mais, si Hô Chí Minh avait vraiment le souci de l’indépendance de son pays, on ne voit pas pourquoi il accepta la reconnaissance mitigée du 6 mars, ni pourquoi il fit tout pour entraver les solutions susceptibles d’y accéder comme celles centrées sur Bao Ðai et continua la lutte quand l’indépendance qu’il réclamait à Fontainebleau fut officiellement concédée à l’ex-empereur (Déclaration du 5 juin 1948). Ce que lui et ses partisans voulaient en fait c’était le pouvoir, mais le pouvoir pour eux seuls, à l’exclusion de tout autre groupe ou parti, avec tous les moyens de coercition à leur portée pour installer leur régime de dictature prolétarienne. Pour y arriver, ils étaient prêts à massacrer tous leurs rivaux et opposants dont le nombre de tués pour les années 1945-46 n’est pas comptabilisé mais estimé à plusieurs dizaines de milliers. La bannière de l’indépendance comme de toute autre abstraction ronflante n’a jamais été pour eux autre chose qu’un attrape-gogos. Grâce à la pratique dialectique du double langage, ils ont toujours fait huer quand elles sont faites par d’autres les actions qu’ils encensent si elles sont accomplies par eux-mêmes. A part leur maîtrise de l’organisation des masses et leur génie du mensonge au service de la propagande, il est bien difficile de les admirer et de trouver quelque chose de globalement positif dans leur conduite des événements. Pourtant, pour ne pas renier leurs engagements passés, bien de gens continuent de soutenir les mythes éculés du cher « oncle », de sa belle révolution et de sa triomphale guerre. Mais l’oncle n’est guère propre, la révolution se révèle une mascarade et la guerre une boucherie inutile. Il est temps pour les adorateurs attardés d’idoles déchues de revenir à la réalité et de contribuer à effacer les conséquences funestes de leur aveuglement.

Paris, novembre 1991 (paru dans Tin Tuc de décembre1991)

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