Les petites phrases du Pape distillées dans une interview publiée dans Libération du 2 / 11 / 93 à propos du communisme sonnent comme une tentative de réhabilitation d'un régime honni à la chute duquel l'église catholique a pourtant fortement contribué par l'entremise de Solidarnosc. Elles constituent donc un événement de taille qui n'a pas échappé aux divers media qui leur ont fait largement écho.
Emporté par sa croisade contre le capitalisme sauvage ou dégénéré auquel il attribue la responsabilité des "nombreux et graves problèmes sociaux ou humains qui tourmentent actuellement l'Europe et le monde", Jean Paul II a cru bon de lui opposer "les bonnes graines du socialisme". Ceux qui "ont tendance à fermer les yeux sur les bonnes choses réalisées par le communisme: la lutte contre le chômage, le souci des pauvres..." sont rangés par le pape du côté des "défenseurs du capitalisme à outrance".
Procyon dans son billet paru dans le Monde du 4 / 11 remarque justement que si le socialisme comporte des bonnes graines, il a du les enfouir bien profondément puisqu'elles n'ont germé nulle part là où il a triomphé. Le pape qui connaît bien les choses de l'au-delà n'ignore pas que l'Enfer, quoique pavé de bonnes intentions, reste Enfer, et que les bonnes intentions ne se mesurent qu'à leur mise en application. Ce qui l'a amené à mettre sur le compte du communisme les bonnes réalisations sus-citées.
Or, ceux qui n'éprouvent aucun attachement pour le capitalisme ont
beau ouvrir les yeux, ils ne voient nulle trace de ces "bonnes choses".
La lutte contre le chômage ? Le fait de donner à tous (réellement
tous?), hormis les nomenklaturistes, un travail pénible ou insipide
contre un salaire de misère, à tel point que derrière
les rideaux de fer et de bambou court l'adage "ils font semblant de nous
payer, nous faisons semblant de travailler", est-ce un exploit, surtout
quand le prix à payer est la "dégradation de bien d'autres
secteurs de la vie civile"? D'ailleurs, autrefois les Etats esclavagistes
pratiquaient aussi le plein emploi, et personne ne les en admire pour autant.
Quant au souci des pauvres, faut-il applaudir la solution radicale qui consiste à plonger
toute la population (sauf toujours les nomenklaturistes) dans le dénuement à défaut
de pouvoir élever son niveau de vie? Pour répéter des
contre-vérités longtemps assenées par la propagande du
Parti, le Pape fait preuve d'un sens de l'humour plutôt déroutant!
Le rejet de la civilisation occidentale désacralisée ou sécularisée rend le Pape nostalgique du temps du totalitarisme marxiste où "l'Est a préservé une autre dimension de l'homme", qui "perçoit plus clairement l'essence de la religion". Pour un leader spirituel censé connaître à fond le coeur humain, le Pape semble oublier que le commun des mortels n'a pas sa trempe ou celle d'un Soljenitsyne dont la foi et le sens des valeurs se renforcent dans l'adversité. Ainsi que le constate Adam Michnik dans Libération du 4/11, "pour la grande majorité de la population, la vie dans le monde de la dictature totalitaire fut une participation quotidienne au mensonge, à la dépravation spirituelle et à la corruption matérielle".
Alors que le communisme n'a pas tout à fait baissé les bras
en Europe de l'Est et qu'il maintient encore un bon tiers de l'humanité sous
son oppressante férule, la mansuétude papale envers l' idéologie
marxiste, si elle dénote un sens de la charité chrétienne
bien développé, pose des questions quant au bien-fondé des
analyses et des prises de position de l'Eglise catholique. Que le capitalisme
sauvage pèse sur le monde, nul ne le conteste, mais ce n'en est qu'un
fléau parmi d'autres tels l'intolérance, le fanatisme, la surpopulation
etc., la sauvagerie capitaliste n'étant le plus souvent que la conséquence
et non la cause de ceux-là. En faire l'incarnation du mal, et pour ce,
se mettre à verser de l'huile sainte sur le socialisme moribond, c'est
masquer les maux réels de la planète tout en prolongeant la survie
d'un monstre sanguinaire.
26/11/1993