Etant donné la nature humaine,encline à la paresse et à la cupidité, nul peuple n'est à l'abri à de la corruption, mais ce fléau sévit dans les Etats à des degrés divers, jugulé à la marge ou répandu dans la masse, selon le niveau culturel de la nation et la santé de ses institutions. Au Vietnam socialiste à l'économie de marché, son emprise est si grande que le pays a été classé en mars dernier comme le plus corrumpu de l'Asie par le PERC, un organisme de conseil de risque politique et économique, avec une note de 9,75 / 10. Conscient de la mauvaise image que donne du pays la concussion omniprésente, le gouvernement vietnamien déclare depuis une dizaine d'années la guerre à la corruption, mais le temps passe et le fléau ne s'étend que de plus belle. Du coup, plus personne au Vietnam ne croit que la corruption puisse être stoppée, et le peuple se désespère. Car, sous l'effet de la gangrène, les concussionnaires ne se contentent pas d'accepter les pots-de-vin , ils l'exigent pour n'importe quel service dont c'est leur fonction ou leur devoir de rendre.
Malgré les fréquents haros contre la corruption, les détenteurs du pouvoir vietnamiens s'en accommodent si bien qu'on se demande s'ils ont jamais voulu vraiment l'éradiquer. Certes, les professions de foi grandioses des dirigeants ne manquent pas. L'ex secrétaire général du parti Lê Kha Phiêu, se disant persuadé que "si la lutte contre la corruption échoue, le parti perdra son rôle dirigeant", a même lancé une vaste campagne d'épuration de ses cadres (160 000 au total) qui aboutit après deux ans à l'expulsion du parti de 3000 membres et au blâme de 16 000 autres. Son successeur Nông Ðuc Manh renchérit en soulignant que "la lutte contre la corruption doit être acharnée". Mais pour l'opinion sceptique, tous les discours et enquêtes médiatisés ne sont que de la poudre aux yeux. Phiêu ne s'est engagé dans l'anti-corruption que dans le but de se débarrasser de ses ennemis intimes, le puissant et aussi très corrompu trio Ðô Muoi - Lê Ðuc Anh - Võ Van Kiêt, mais ce dernier a réussi à le contrer en suscitant sa déchéance et son remplacement par Manh, plus malléable. Dans la réalité, les concussionnaires notoires restent impunis, les procès, quand ils existent, traînent des années et les verdicts rendus frappent rarement les principaux coupables. Par exemple, dans le détournement des dizaines de millions USD concernant un parc d'attraction, jamais construit, à Hanoi jugé en septembre dernier, si l'homme d'affaires Lê Tân Cuong incriminé écope 20 ans de prison, la plupart des fonctionnaires ayant profité de l'aubaine a été relâchée, les deux seuls cadres punis n'ont été passibles que d'une rééducation sans détention (sic) de 9 et 12 mois, deux autres ont simplement été blâmés et le vice -premier ministre Ngô Xuân Lôc qui a permis l'opération, limogé lors du 9è congrès du parti, n'a même pas été cité.
Né de la constatation que la corruption s'organise en réseaux, que juges et parties sont souvent les mêmes ou en tout cas solidaires, que la justice exige un intervenant plus objectif, un mouvement populaire anti-corruption s'est levé pour réclamer la participation des citoyens à la lutte pour l'assainissement de la société décrétée par l'Etat. Le 6 / 11 / 1991, 19 habitants du quartier Mai Ðông à Hanoi, dont le vétéran invalide Triêu Cung, alias Ðông Nam Hà, 67 ans, envoyèrent une requête au parti local, proposant la création d'un "Comité de quartier chargé de la lutte contre la corruption". Elle n'obtint pas de réponse, mais Triêu Cung, têtu, créa de lui-même en février 1994 une "Ligue des mouvements anti-corruption de la ville de Hanoi" qui rencontra l'adhésion du petit peuple. Cette initiative téméraire en pays communiste ne pouvait être qu'une folie, et Triêu Cung fut embarqué par la police pour être interné 5 mois à l'hôpital psychiatrique où on lui administra de force une cure de 20 jours qui endommagea pour de bon sa mémoire.
En 1998, au tour des habitants de Thái Bình de vouloir se joindre à la lutte anti-corruption. Profitant des signes d'apaisement donnés par le parti à la suite de la grande révolte paysanne dans la province l'année auparavant, 8 personnes demandèrent au Comité provincial la permission de créer une "Association populaire contre la corruption". Leur lettre resta aussi sans réponse, mais l'idée d'une association fit son chemin. Le 2 / 9 / 2001, après avoir entendu le solennel discours de fête nationale de Nông Ðuc Manh où le premier secrétaire affirme qu' "il faut fermement protéger ceux qui s'opposent à la corruption car seulement ainsi ils osent agir", deux intellectuels, Pham Quê Duong et Trân Van Khuê, se sentent encouragés à fonder une "Association du peuple vietnamien soutenant le parti contre la corruption" ou en abrégé "Association du peuple vietnamien contre la corruption". La demande d'autorisation à peine envoyée aux autorités le 3 / 9, le 5 / 9 les deux signataires et plusieurs dizaines de leurs proches sont arrêtés, interrogés et menacés par la police. Et depuis, dès qu’ils se réunissent avec des amis, la police surgit et les disperse sauvagement, comme c'est le cas le 13 / 11 lors d'un repas de 200 intellectuels dans un restaurant de Hanoi.
A toute tentative des citoyens de s'immiscer dans la lutte anti-corruption, le pouvoir communiste réagit par le dédain ou, si c'est inopérant, par la violence. Avec les intellectuels dont les moyens et l'influence sont plus larges, la brutalité ne suffit pas, et le parti est obligé de justifier son attitude équivoque. D'où la campagne de presse le mois passé contre les éléments perturbateurs, complices des forces réactionnaires de l'étranger. Répondant à des voix réclamant la création de journaux indépendants pour dévoiler plus efficacement les cas de corruption, les media fustigent tout appel pour la liberté de presse comme un stratagème en vue de renverser le régime. C'est ainsi que des citoyens modèles, tous "fidèles de coeur et d'esprit au parti et à l'oncle Hô", se trouvent rejetés du côté des dissidents par haine de la corruption. A leur corps défendant, ils comprennent que le parti a manifestement l'intention de garder le monopole de la lutte contre la corruption, non tant pour y mettre fin que pour mieux la celer. La plupart de ses membres étant corrompus, s'il permet leur jugement et leur condamnation, sur qui s'appuiera-t-il pour asseoir sa domination ? Plus subtil que son ex-secrétaire général, le parti sait que ce n'est pas l'échec de la lutte anti-corruption qui sonne son propre glas, mais la réussite d'icelle. Déjà, pour les plus lucides pourfendeurs de la corruption, aucune amélioration de la situation ne peut se faire tant qu'existe le pouvoir actuel. Rejoignant les opposants, ils estiment désormais qu'une lutte réelle contre la corruption passe inéluctablement par le combat contre le parti unique, en faveur de la démocratie.
Paris, 29/11/2001