Coopération ou boycott ?

Pour venir en aide au peuple vietnamien, faut-il coopérer avec le régime de Hanoi ou le boycotter ? Tel est le dilemme longtemps posé aux individus, organismes et gouvernements touchés par la misère de la population vietnamienne mais soucieux de ne pas renforcer par leur crédit (dans un double sens du mot) la machine étatique qui l'y enfonce.

Naturellement, pour les proto- ou crypto-communistes comme pour les anciens et nouveaux compagnons de route, la question est toute tranchée : caisses de secours, comités de soutien, associations de bienfaisance, appels aux subsides et à la coopération internationale, tout le marketing du commerce et de la charité est mis en place grâce à des arguments utilitaires ou pathétiques invoqués par le lobby "progressiste" pour drainer dans les caisses du parti communiste vietnamien l'argent de l'étranger. Même le malheur des boat people a été mis à contribution pour inciter le HCR à aider le régime qui se chargerait de les retenir (par la force au besoin ?) au pays.

L'argument massue assené par ce lobby est que l'aide humanitaire n'a pas à s'interroger sur le régime en place, que refuser la coopération avec un gouvernement sous des prétextes politiques revient à priver la population innocente démunie de toute assistance ou retombée économique. Pourtant, cette belle profession de foi, les belles âmes progressistes la renient facilement quand le régime concerné est honni par elles-mêmes: il n'est qu'à se rappeler les vastes campagnes d'intimidation organisées pour exiger de la part des gouvernements occidentaux un boycott sévère contre l'Afrique du Sud.

A l'instar des anciens dissidents de l'Europe de l'Est, un grand nombre de réfugiés Vietnamiens installés à l’étranger prônent obstinément, malgré l'air du temps propice au relâchement idéologique, un boycott soutenu du Vietnam communiste. Pour eux, toute aide, même à des particuliers, profite d'abord au régime, directement par une rentrée des devises et indirectement par la soupape de sécurité ainsi constituée, et par conséquent, prolonge artificiellement sa survie. Pourtant, ces mêmes Vietnamiens oublient vite leur principe pour envoyer paquets et argent aux parents et amis restés au pays, ou même pour y faire un voyage touristique à la faveur de "l'ouverture".

C'est dire combien doctrine et réalité se heurtent. Forts de cette constatation, des esprits cyniques et mercantiles prêchent une collaboration intéressée avec le Vietnam, lucrative pour toutes les parties en présence. Cette realpolitik appliquée à l'économie jouit de l'appui de nombreux pays empressés de trouver de nouveaux débouchés à leurs entreprises. Pour répondre aux nombreuses propositions de "coopération économique" faites à partir de 1987, en premier lieu par le Japon puis l'Inde, suivis par les pays de l'ASEAN puis quelques pays européens dont la France, le gouvernement vietnamien a fait "voter" à la fin de 1988 une loi sur les investissements étrangers, plusieurs fois complétée depuis. Sur la lancée, entreprises conjointes et entreprises 100% étrangères se multiplient dans l'un des derniers bastions communistes mondiaux.

Vu son succès, il faut croire qu'à défaut de confort moral, la formule présente bien des avantages autant pour le Vietnam que pour le partenaire étranger. Obsédées par la rentabilité, les entreprises étrangères se délocalisent volontiers au Vietnam où le coût de la main d'œuvre est le plus bas du monde (c'est-à-dire où elle est surexploitée, triste ironie quand le parti au pouvoir se dit parti des travailleurs! D'après la revue "Capital" de juillet 93, l heure de travail d'un Vietnamien est payée en moyenne 1,1FF contre 55FF en France, 10FFau Maroc, 5,3FF en Thaïlande et 2,1 en Chine) et où la non-imposition des matières premières et des équipements importés comme des produits finis à exporter est de rigueur tant les communistes ont besoin d' apport capitaliste.

Malheureusement, sauf pour les aigrefins qui en profitent pour s'exercer à des jongleries financières fructueuses, concussion, gabegie, incompétence des cadres et vide juridique (le Vietnam communiste ignore aussi bien code civil, code du travail, que droit commercial et loi sur les faillites) se prêtent main-forte pour faire de l'Eldorado vietnamien un terrain d'aventures à haut risque, finissant par tempérer l'enthousiasme des investisseurs qui se limitent à des programmes à court terme ou de peu d'envergure. Ce qui non seulement ne se prête guère au transfert de technologie et à l'édification des infrastructures dont le Vietnam a dramatiquement besoin, mais pousse au développement d'un capitalisme sauvage socialement et économiquement destructeur. Apprenti capitaliste sans capital, la partie vietnamienne ne peut souvent apporter que le site (terrain et bâtiments surévalués) ou emprunter sur le marché mondial à des taux prohibitifs, et, sans parler de l'incompétence et de la vénalité des cadres, elle est bien "incapable de défendre les intérêts de ses entreprises ou du pays" selon les termes mêmes d'une étude vietnamienne publiée dans « kinh t? Sài Gòn » (Economie de Saigon) de 3/93.

Avec le déclin de la morale politique et le triomphe des considérations égoïstes et mercantiles, le boycott contre quelque régime que ce soit (fût-ce la Serbie championne de l'épuration ethnique) n'est plus à l'ordre du jour. Les boycottistes qui ont encore apparemment l'oreille du Département d'Etat américain ne se font guère d'illusions sur le maintien de l'embargo contre le Vietnam déjà bien mis à mal dans les faits. Quand la doctrine des droits de l'homme n'est plus brandie comme flambeau et critère dans les relations internationales, reste à voir si le "réalisme" paie vraiment. Du côté de l'investisseur, les projets à court terme ou de sous-traitance éphémère sont certainement rentables. Pour les donations et investissements à long terme, il est permis de douter de leur efficacité quand on constate la déliquescence de la société vietnamienne.

Dans l'état actuel des choses, sans une véritable démocratisation du régime pour impulser une dynamique nouvelle qui garantisse la transparence du pouvoir et le respect des lois (existantes et à élaborer), et le retour d'un vivier de compétences réfugié à l'étranger pour participer au réveil économique et à l'éducation des jeunes, le Vietnam a peu de chances de devenir un Dragon (même petit) de l'Asie. L'argent déversé sur le Vietnam en aide ou en prêt sans contrepartie politique sera dépensé en pure perte, sans même la justification de contribuer au décollage économique tant le régime qui allie les tares d'un socialisme borné et les maux d'un capitalisme débridé pèse de tout son poids sur les institutions. A moins qu'en précipitant le mariage monstrueux de ces deux extrêmes (à tout prendre pas si contre nature que cela puisqu'ils reposent tous les deux sur une stupide arrogance et un mépris total de l'autre) il n'active le processus d'implosion du Parti que souhaitent tous les amis du Vietnam.

Juillet 1993

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