Buffle, bœuf, vache et taureau. Le bovidé dans la mythologie des peuples
(Paris, Tu Do, 18-20, 3-4/1985)

L’année ât suu qui s’annonce se place sous le signe du buffle d’après le système zodiacal vietnamien. Le terme sino-vietnamien nguu (níu) qui désigne l’animal symbolique des années suu (chou) s’utilise pour tous les bovidés, mais selon la culture et la faune des régions concernées, on le traduit soit par bœuf (pour la Chine du Nord, le Japon et la Corée), soit par buffle (pour l’Asie du Sud-est), quoique le mot exact pour buffle soit thuy nguu (shui niu). Dans les deux cas, il s’agit de la bête de trait, auxiliaire précieux du paysan, objet de vénération pour toutes les populations agricoles depuis le néolithique. Des fouilles dans l’ouest de l’Inde (cf. Maloney) montrent que les hommes de l’âge de la pierre savaient domestiquer les bovidés bien avant de savoir les utiliser dans les champs. Avant d’être honorés pour leurs vertus agrestes, les bovidés jouissaient d’un statut particulier auprès des peuples du monde entier qui leur rendaient un culte à travers un de leurs avatars, le taureau, dont le mythe occupe une place à part dans la conscience populaire.

La puissance physique et sexuelle du taureau a toujours fasciné les hommes qui l’ont de bonne heure associé à toutes les manifestations de la vie. Il partage avec le serpent le privilège d’être considéré comme l’animal primordial dans les cosmogonies primitives. Selon ces dernières, la vie jaillissant de l’abîme des eaux du chaos représenté par un volumineux serpent prenait la forme d’un taureau fougueux. Chez les Sumériens, Marduk, le roi des dieux, fils de Tiamat, la monstrueuse mer tumultueuse du chaos, était appelé le « taureau noir de l’abîme » ; après un combat mémorable contre son aïeule, Marduk dépeça en deux le corps de cette dernière pour en faire le Ciel et la Terre, puis, avec l’argile de la terre façonna le premier homme. Les Phéniciens donnaient à El, leur dieu suprême, le titre de « Taureau » et ce dieu était longtemps adoré par les Israéliens avant d’être interdit par Moïse, ce qui explique que la première lettre de l’alphabet hébreu soit Aleph qui veut dire taureau. Le taureau était lié à toutes les grandes divinités de l’Antiquité dont il était soit l’incarnation, soit l’attribut. Le grand dieu Zeus des Grecs prit plusieurs fois la forme d’un taureau pour séduire les belles mortelles (Europe, Io). Le taureau Nandi servait de monture à Çiva chez les Hindous.

A défaut de créer le monde, le taureau portait parfois le monde : ainsi pour le taureau védique Vrihabha, le taureau arabe Kuyuta (debout entre le poisson Bahamut et l’ange cosmophore). Mais le taureau se confond aussi avec le monde, surtout sous sa forme féminine, la vache. Les Egyptiens identifiaient le Ciel au corps de la vache Nout, fille de Rê le dieu-soleil créateur, dont le ventre chargé de pis constituait le firmament étoilé et les membres les quatre piliers du ciel. Toutes les déesses mères avaient la vache pour emblème. Si elles n’étaient pas représentées avec une tête de vache comme Hathor (confondue souvent avec Nout), elles portaient sur leur coiffure des cornes de bovidé (Cybèle, Ishtar). La légende indienne de Prithu le faisait poursuivre à travers le Ciel puis soumettre la Terre transformée en vache afin de lui soutirer les plantes comestibles nécessaires à ses sujets (cf. Funk and Wagnalls). D’après la mythologie germanique, la vache Audumla née de la glace fondante, tout en nourrissant le géant Ymir, issu de cette même glace, mit à jour les premiers hommes en léchant un bloc de cette glace.

Animal à la fois céleste et terrestre, le taureau commande aux forces cosmiques qui sèment la terreur ou apporte le soulagement. Les dieux de l’atmosphère et de l’orage mésopotamiens, Enlil puis Adad, et plus tard Zeus Cheraunos (foudroyant) des Grecs, avaient pour attribut le taureau. Détenteur de la foudre des orages, le taureau maîtrise donc le feu, et dans les temps préhistoriques les tisons étaient transportés dans des cornes de bovidé qui en devenaient le symbole. Pourvoyeur de l’eau des pluies, il incarnait tout naturellement les divinités maritimes et fluviales, comme c’était le cas pour Poseidon en Grèce, Pô en Italie et Volga en Russie.

Associé au monde et à la création du monde, le taureau entre logiquement en relation avec le soleil et la lune, les deux astres qui règlent la vie des êtres vivants. Non seulement tous les grands dieux qu’il accompagne étaient des dieux solaires (Marduk, El, Zeus), mais il est aussi inséparable des dieux spécifiques du soleil. La déesse-vache Nout portait le dieu-soleil Rê sur son dos lorsque, excédé par les humains, il se décida à quitter la terre. Apollon possédait un troupeau de bœufs blancs aux cornes dorées. De même, non seulement le taureau était investi des propriétés lunaires des déesses-mères, il représentait aussi les divinités proprement lunaires, comme par exemple Sin, le « taureau des étoiles » mésopotamien. Les cornes du taureau, selon les cas, étaient comparées au croissant de la lune ou aux rayons du soleil.

Animal créateur de vie, parce que la vie porte en elle le germe de la mort, le taureau se trouve aussi à côté des divinités chthoniennes et funestes et règne comme elles sur le royaume des ombres. Osiris, le souverain du royaume des morts égyptien, était honoré à Memphis sous la forme d’un bœuf, Osiris Apis ou Osorapis. L’enfer asiatique abrite de nombreux démons à tête de bœuf ou de buffle. Les princesses égyptiennes se faisaient enterrer dans des cercueils en forme de vache en compagnie d’un bœuf sacré, coutume semblable à celle de l’Inde et de l’Indonésie où les princes étaient enfermés dans des cercueils en forme de taureau avant d’être brûlés (cf. Chevalier et Gheerbrant). Les taureaux de la lumière et de l’ombre se distinguaient par la couleur de leur pelage, claire pour les premiers, sombre pour les deuxièmes.

Mais la mort n’est qu’une étape nécessaire à la renaissance. Pareillement au soleil et surtout à la lune dont la périodicité des apparitions ponctue l’existence humaine et marque le retour des saisons, le taureau qui les illustre réunit toutes les vertus génitrices et régénératrices. A Babylone, le moment où le soleil entrait dans le signe zodiacal du taureau, vers le 20-21 avril, qui était aussi l’époque précédant les grandes pluies, marquait le point de départ d’une année nouvelle. Idem en Egypte où cette date coïncidait avec la naissance de la déesse-vache Hathor. L’année commence toujours en avril au Cambodge et au Laos. En Europe, le début de l’année est déterminé aux environs du solstice d’hiver, au moment où le soleil recommence sa course ascendante, suivant une tradition d’origine perse qui célèbre le 25 décembre (date récupérée par le christianisme) comme le jour de naissance de Mithra, le divin vainqueur du taureau céleste.

Le taureau était encore révéré comme père fondateur et assimilé aux ancêtres. Les Chinois imaginent leur deuxième empereur mythique Shen Nong (Thân Nông), inventeur de l’agriculture, comme un homme à tête de bœuf. Les aurochs (bœufs sauvages d’Europe, disparus depuis le 17ème siècle) étaient élevés au rang de patrons protecteurs du peuple lithuanien (cf. Mythologie générale). En Afrique du Sud-est, les Xosas tout comme les Tchouanas apparentent des bœufs sacrés aux ancêtres et ne les tuent jamais (cf. Bauman et Westermann). A Memphis dans l’ancienne Egypte, le dieu protecteur de la cité, Ptah, s’incarnait selon la croyance dans un taureau noir pourvu de marques mystiques appelé Apis auquel tout le pays rendait un culte fervent, et dont les moindres mouvements étaient interprétés comme des oracles ; sa mort donnait lieu à de grandes explosions de douleur et l’annonce du choix de son successeur à une liesse générale. De même, en Irlande, on adorait un taureau brun, incarnation du héros solaire Cuchulainn (cf. Jobes).

Maitre de la fécondité, le taureau est présent dans les cérémonies et rites y attenant. Les Kurdes célébraient des cérémonies orgiaques où le prêtre s’intitulait « grand taureau » et sa co-officiante « jeune vache » (cf. Funk and Wagnalls). La formule rituelle du mariage romain « Ubi Gaius est Gaia » peut aussi se traduire par « Là où est le taureau est la vache », Gaia étant un des noms donnés à la déesse-mère. Les femmes stériles venaient dévoiler leurs parties génitales devant le dieu Apis pour se rendre fécondes. La fécondité impliquant la richesse de la végétation, le taureau préside à la plupart des fêtes agrestes. Lors de ces fêtes, c’est aussi bien le taureau à l’ardeur renouvelée que le bœuf, taureau châtré mais animal bucolique, qui est honoré.

Les civilisations anciennes étant toutes essentiellement agricoles, la majorité de leurs cérémonies était dominée par le souci des résultats des récoltes et consistaient en des rites incantatoires du beau temps ou de la pluie, en des actions de grâce ou de pénitence pour la moisson obtenue, et à cause de cela, mettaient à contribution le taureau, animal fétiche des dieux cosmiques à l’égal du serpent-dragon ; le dragon chinois a d’ailleurs pour caractéristique des oreilles de bœuf. Taureau et bœuf intervenaient dans les cérémonies comme témoins et objets de sacrifice, messagers et intercesseurs entre les hommes et les dieux. Les paysans cambodgiens de la province de Kampot avaient ainsi pour coutume de sacrifier un buffle au génie des eaux pour l’obtention de la pluie (cf. Leclère ; Porée-Maspéro)

La puissance et les vertus du taureau imprègnent toutes les parties de son corps, et chacune d’elles séparément peut les invoquer. En particulier le sang ou liquide vital du taureau possède toutes ses qualités fécondantes. Selon la direction des jets de sang du buffle sacrifié, le paysan cambodgien pouvait prédire d’abondantes pluies sur telles ou telles rizières. Dans l’iconographie de Mithra, sur les lignes d’épanchement du sang du taureau terrassé par le dieu figure une végétation luxuriante. La mise à mort du taureau, nécessaire à l’écoulement du sang fertilisant, apparaît d’autant plus comme un élément des pratiques rituelles. Courses de taureaux et tauromachies se pratiquaient non seulement dans le bassin méditerranéen (elles restent vivaces aujourd’hui, même si elles ont perdu leurs anciennes significations, dans les pays de culture espagnole), surtout en Crète, renommée par son Minotaure, mais aussi en Europe du Nord (dans les Iles Britanniques elles duraient jusqu’au 19ème siècle), chez les Indiens d’Amérique lors des grandes fêtes du bison, et dans toute l’Asie, même en Inde où la vache est sacrée, auprès des minorités ethniques comme les Tamouls et les Todas.

Dans les pays de mousson, la période des grandes eaux en juillet qui est aussi celle où les deux étoiles les plus brillantes des deux hémisphères, Sirius de la constellation du Grand chien et Véga de la constellation de la Lyre, peuvent se voir ensemble dans le ciel, événement à l’origine de la belle légende du Bouvier (Nguu Lang, sans aucun rapport avec la constellation du Bouvier) et de la Tisserande (Chuc Nu), époux célestes éternellement séparés mais réunis une fois l’an, le 7ème jour du 7ème mois, grâce au pont de la Voie lactée, donnait lieu partout à de grandes fêtes pastorales où les combats de buffles prenait une grande part. Celles du canton de Ðô Son au Nord-Vietnam attiraient une énorme foule (cf. Toan Ánh)

Le prodigieux pouvoir du taureau ne manquait pas de recouvrir aussi des facultés intellectuelles et on voyait en lui le protecteur des arts. Le dieu égyptien Ptah, inventeur des arts, fondeur des métaux et grand constructeur, tout comme son homologue grec Hephaistos, avait pour insigne le taureau. Son pouvoir s’étendait jusqu’aux connaissances surnaturelles. Les prêtres achéens avaient pour habitude de boire du sang de taureau avant de descendre dans les grottes rendre les oracles. Partout où le christianisme a triomphé, il a essayé de combattre la croyance en la puissance bienveillante des animaux symboliques et le taureau est ravalé par lui au rang de simple brute épaisse. Cependant, l’importance du bœuf dans la vie du paysan réussit à lui conserver nombre de qualités mythiques.

En Asie où la mythologie du taureau s’est heurtée tardivement à l’influence chrétienne et à celle du modernisme, les symboles du taureau restent intacts dans bien de manifestations populaires. Tout le monde peut constater la position éminente de la vache en Inde, acquise depuis l’époque védique avec le développement des productions laitières introduites par les Aryens (cf. Maloney). La doctrine de l’ahimsa ou non-violence aidant, très tôt la vache y fut décrétée sacrée et leur immolation interdite – interdiction toujours en vigueur dans plusieurs états indiens – et la viande de bœuf déclarée impure. Pour les Brahmans, les pancagavya ou les cinq produits de la vache : lait, ghi ou petit lait, lait caillé, bouse et urine, ont le don de purifier, et ils en prennent un mélange quand ils doivent expier des manquements aux règles. Les paysannes indiennes frottent de la bouse de vache sur leur toit, leur plancher et la surface de leur cour pour éloigner les mauvais esprits de la maison.

Le quart du bétail indien se compose de buffles ou bœufs d’eau comme les appellent les Chinois, dont les qualités se prêtent à merveille à la culture du riz dans les champs inondés. Culture du riz et buffle sont originaires du Sud-est asiatique et leur première apparition remonte au-delà du 7ème millénaire avant J.C. pense-t-on jusqu’ici, puisque l’horticulture qui annonce de peu l’agriculture existe déjà en Thaïlande 20 000 ans av. J.C. comme le révèle des fouilles récentes dans ce pays (cf. Maloney). Vu son ancienneté, il n’est pas étonnant que l’aspect du buffle ressemble étrangement à celui du taureau primordial gravé sur les sceaux akkadiens.

Entouré de soins jaloux, soit parce qu’ils aident au labour, soit parce qu’ils servent de monnaies d’échange en tant que têtes de bétail, bœufs et buffles participaient intégralement à la vie du paysan asiatique et faisaient jusqu’à ces derniers temps l’objet de nombreuses dispositions rituelles et institutionnelles. Chaque année, lors du nouvel an, les montagnards vietnamiens de la région de Ðà B?c suspendaient un morceau de gâteau de riz gluant (bánh chung) aux cornes de leurs bœufs et buffles, et ce faisant récitaient « une formule pour les remercier des services rendus au cours de l’année écoulée et les prier de continuer à en rendre pendant l’année qui s’ouvre » (cf. Cuisinier). Dans la vallée de Nguôn Son, le paysan vietnamien installait même un petit autel où était disposé pour chaque bête un gâteau de riz fait spécialement pour elle, à côté des buffles dans l’étable ou dans les champs, et se livrait devant à des prosternations au génie du buffle. A Pékin, le 5ème jour du de la nouvelle année était réservé au bœuf, car c’est le jour propice au dòng tu (dông thô) ou à la reprise du travail de la terre par le paysan.

Buffles et bœufs n’ont jamais cessé de représenter les forces vivifiantes, c’est-à-dire le printemps en Asie. La grande fête de l’établissement du printemps ou lâp xuân (li chun) était appelée lâp nguu (li niu) jusqu’à l’époque des Song. Alors qu’en Europe l’équinoxe du printemps marque le début de cette saison, pour les Vietnamiens et Chinois il signale sa plénitude ou son milieu, et l’avènement du printemps se situe donc pour eux un mois et demi auparavant, soit vers le 4-5 février. Cette date diffère de celle du Jour de l’an lunaire (21 / 1 – 20 / 2) mais s’en rapproche, ce qui permet d’englober dans les réjouissances du Nouvel an ou Têt pour les Vietnamiens le Jour de l’an proprement dit ou nguyên dán (yuan dan), le lâp xuân ou fête du printemps et aussi l’exorcisme de fin d’année ou lap (la), fête dominante jusqu’en 491 et qui avait lieu trois jours après le solstice d’hiver du 16 au 27 janvier (cf. Bodde).

A travers ces trois fêtes de Nouvel an, Chinois et Vietnamiens réaffirment à l’instar des Sumériens la création perpétuelle du monde qui naît du chaos comme le printemps de l’hiver suivant un cycle sans cesse renouvelé où la fin nécessaire cède le pas à un recommencement. Ce symbolisme de la fête du Nouvel an était traduit par une réactualisation des combats mythiques entre les représentants des forces de destruction et ceux de la lumière qui ne sont que les épiphanies d’une même force, celle de la vie, symbolisée par le taureau. Dans le combat mythique de Mithra et du taureau réitéré rituellement lors de son anniversaire le 25 / 12, où le taureau tenait la place du dieu de lumière Ahura-Mazda, la victoire de Mithra et l’immolation du taureau signifiait que la vie doit mourir pour engendrer une nouvelle vie.

Moins épique mais tout aussi allégorique, la fête sino-vietnamienne du lâp xuân reproduit le processus de renouvellement par le rituel de la flagellation et de la mise en pièces de l’effigie du bœuf-buffle appelé da nguu (da niu) ou da xuân (da chun). A la Cour vietnamienne (cf. Phan Huy Chú), vers le 11ème mois lunaire, après la promulgation du calendrier de l’année suivante, le Bureau des Travaux publics commençait à fabriquer des effigies de buffle en argile ou thô nguu (tu niu) ; la veille du lâp xuân (3 - 4 / 2), ces effigies étaient déposées sur un autel à la porte du Nord (direction de l’hiver) de la capitale, et de là transportées en grande pompe par la population, mandarins en tête, à un autel élevé à la porte de l’Est (direction du printemps). Le jour du lâp xuân, s’accomplit une solennelle procession à travers la ville au long de laquelle mandarins et officiants devaient flageller avec des branches de mûrier (symbole de la terre) les effigies qui étaient amenées ensuite au Palais pour être présentées au Souverain avant d’être redistribuées aux mandarins.

En Chine, le rituel se déroulait de façon analogue sauf que les effigies étaient présentées à l’Empereur avant et non après la procession. Les mêmes rites étaient répétés en province et dans toutes les régions d’influence culturelle chinoise, avec des variantes : effigies de papier, parfois remplacées par un vrai animal, branches de bambou (symbole du temps) ou de saule (symbole du printemps), mise en pièces des effigies par la population pour s’approprier les débris porte-bonheur de la bête, banquet ou théâtre après la procession. Cette coutume provient d’une instruction du chapitre yue ling (nguyêt lênh) du Livre des rites (Liji, Lê ký) dont la rédaction remonterait à l’époque des Zhou (1066-221 av. J.C.) : « Que les services exposent les bœufs de terre pour expulser le souffle du froid » (Lênh ty xuât thô nguu di xuât hàn khí). Dans cette prescription le nguu représente le printemps qui fait fuir le gel. Etant donné que le dernier mois de l’année lunaire appartient au chi (zhi) ou branche terrestre suu correspondant au bœuf-buffle, cet animal symbolise aussi l’hiver, ce qui justifie sa propre flagellation ou immolation dans les processus qui suivirent. A noter que le bœuf-buffle de printemps chinois était souvent accompagné d’un personnage appelé Goumeng (Câu Mang) ou MangShen (Mang Thân), génie folklorique du printemps, fils du légendaire empereur Shao Hao (Thiêu Hao).

La fabrication du bœuf-buffle de printemps et de son bouvier ne se faisaient pas indifféremment mais obéissait à des règles compliquées de corrélation magique codifiées sous les Song, et était rigoureusement contrôlée par les mandarins. Selon leurs couleurs, leurs attitudes et leurs accoutrements, le public pouvait interpréter le temps à venir. Les effigies constituaient en quelque sorte un synopsis du calendrier de l’année en question. Par exemple, si la tête du bœuf-buffle est jaune, on peut prédire une forte chaleur en été ; verte, il y aura de nombreuses maladies au printemps ; rouge, une grande sécheresse ; noire, beaucoup de pluie ; blanche, des vents et des nuages. Quant au bouvier, qui agit de façon paradoxale contraire au commun des mortels, s’il porte un chapeau on peut pronostiquer un temps sec, sans chapeau il faut craindre la pluie ; ses chaussures annoncent des averses, leur absence une sécheresse, son habillement une grande chaleur et la légèreté de ses vêtements un temps plutôt froid (cf . Morgan, Breton).

Au su de ces implications mythologiques, on comprend pourquoi les calendriers populaires chinois portent d’ordinaire sur leur couverture ou en haut de l’exemplaire le dessin d’un bœuf ou d’un buffle et d’un bouvier, même si l’année concernée n’est pas une année suu. De nos jours, l’aspect mythique du bovidé est souvent oublié et les traditions afférentes tombent en désuétude. Mais au fil des millénaires, le nguu a tissé avec le paysan tant de liens économiques et sentimentaux qu’il restera toujours dans la conscience populaire symbole de force et d’endurance, d’entêtement mais de gentillesse, qualités dont on affuble volontiers les natifs des années s?u, que l’on croie ou non à l’astrologie.


Ouvrages consultés :

- BAUMAN, H. et D. WESTERMANN. Les peuples et les civilisations de l’Afrique. Pris, Payot, 1948
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- CHEVALIER Jean et Alain GHEERBRANT. Dictionnaire des symboles. Paris, Laffont, 1969
- CLEBERT Jean-Paul. Bestiaire fabuleux. Paris, Albin Michel, 1974
- CUISINIER Jeanne. Les Muong, géographie humaine et sociologie. Paris, Institut d’ethnographie, 1948
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- DORE P.H.. Manuel des superstitions chinoises. Paris, 1970 (réimp.)
- ELIADE Mircea. Aspects du mythe. Paris, Gallimard, 1963
- FOULON Pierre. Printemps et automne. Hanoï, l’auteur, 1940
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- MORGAN Carole. Le tableau du bœuf du printemps. Paris, Institut des HEC, 1980
- Mythologie générale. Paris, Larousse, 1935
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- POREE-MASPERO Evelyne. Etude sur les rites agraires des Cambodgiens. Paris & La Haye, Mouton et cie, 1962, 3T
- TOAN ÁNH. H?i hè dình dám. Sài Gòn, 1974, T.2
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- WINSTEDT Roland. Mœurs et coutumes des Malais. Paris, Payot, 1952

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