Antiracisme et démocratie, même combat !
(Paris, Tu Do, n° 50, 11/1986)


Depuis plusieurs années, on assiste dans tous les pays à une recrudescence de la xénophobie ou du racisme dont la virulence chez certains laisse présager de nombreux troubles dramatiques pour l’avenir, pour peu que le climat politique et social s’y prête. Partout, à l’Est comme à l’Ouest, au Nord comme au Sud, se multiplient des pratiques discriminatoires et vexatoires à l’égard de l’étranger, accusé (à tort ou à raison) de tous les maux : vol du travail de l’indigène, délinquance, invasion pacifique par la prolifération démographique, ou simplement espionnage et sabotage.

Dans les pays totalitaires, la mise à l’écart de l’étranger, constituant une brimade autant envers l’étranger qu’envers le citoyen auquel tout contact avec l’extérieur est interdit, est tellement « normalisée » que tout rapport de pure politesse avec lui y fait figure d’événement. Par une autre forme de normalisation – l’assimilation à outrance – les minorités nationales y sont priées de renoncer à leurs spécificités : en Bulgarie, depuis la fin de l’année dernière, obligation est faite à tous les ressortissants d’origine turque de slaviser leur nom, ce qui a entraîné résistance et émeutes.

Au Japon, à partir du début de cette année, tous les étrangers doivent être munis d’une carte d’identité portant leurs empreintes digitales, formalité réservée jusqu’ici aux criminels, ce qui a provoqué un tollé général mais sans suite. Les émeutes raciales en Grande-Bretagne dans la région londonienne en avril 1984 ne peuvent guère se comparer aux massacres spectaculaires d’Assam en 1983 qui ont fait de milliers de morts et ont amené le gouvernement indien à édifier 3000 km de barbelés pour stopper l’immigration des Bengalis, de même que l’expulsion de 51 Zaïrois de Suisse en novembre 1985 ne peut être mise au même niveau que le refoulement massif de 700 000 étrangers hors du Nigeria (de novembre 1984 à mai 1985), mais elles ont fait couler plus d’encre parce que l’Europe occidentale représente pour le monde entier (même pour le monde communiste à travers l’aspiration de sa population) la patrie de la démocratie et des droits de l’homme.

Pour les sociologues influencés plus ou moins par le marxisme, le racisme qui explique les différences entre groupes par des déterminations biologiques est un phénomène récent apparu seulement avec le capitalisme et le colonialisme européen. Avant n’existait que l’ethnocentrisme fondé sur des disparités culturelles. Et d’introduire comme critère l’assimilation permise par les maîtres ethnocentristes mais non racistes, pour alléguer par exemple que les conquérants Romains et Chinois qui romanisaient et sinisaient les peuples soumis n’étaient pas racistes alors que les colons européens l’étaient car ils refusaient la naturalisation des colonisés.

Une telle distinction – due sûrement à un complexe de culpabilité – ne tient guère debout car, indépendamment du fait qu’une assimilation imposée est toujours ressentie comme un traumatisme par les assimilés, le racisme colonial propage aussi l’illusion de la mission civilisatrice de l’Europe même si dans la pratique les colons ne tiennent nullement à élever les colonisés à leur niveau : mais sur ce point, à part des cas individuels, Romains et Chinois ne faisaient pas grand-chose non plus pour promouvoir le statut culturel de leurs vassaux même si sur le tard les habitants de l’empire romain s’étaient vu octroyer la qualité de citoyens romains (citoyenneté que les Européens auraient fini par concéder si la colonisation avait duré, comme sont devenus ainsi Français les habitants des Dom-Tom).

La romanisation, la sinisation et l’européanisation des peuples n’ont jamais été la conséquence d’une volonté des conquérants, elles se sont faites avec le temps malgré eux et aussi malgré les vaincus par la force des choses. Tout ce que l’on peut dire, c’est qu’au 19e siècle, dans la foulée du scientisme ambiant, le racisme a reçu en Europe une justification pseudo-scientifique dont se servent les partisans de l’extrême-droite pour asseoir une idéologie intolérante.

Théorisé ou non, racisme ou ethnocentrisme est vécu comme un réflexe naturel d’auto-défense des groupes humains soucieux de préserver leur cohésion et méfiants envers l’autre perçu d’abord dans sa différence physique et ensuite dans sa différence culturelle, le lien entre les deux différences étant spontanément fait sans preuve. Selon le rapport des forces ou le degré de « civilisation » en jeu, l’autre – en tant qu’individu ou groupe différent – est méprisé, jalousé ou haï.

Les Blancs, par la supériorité de leurs réalisations techniques, traitent de haut les gens de couleur ; les Malais se révoltent contre les Chinois trop agressivement entreprenants ; les Arabes intégristes appellent à la guerre sainte contre le Diable occidental. Le racisme en tant que comportement déborde le cadre d’une théorie de l’inégalité des races auquel le confinent les dictionnaires car, épidermique, il est rarement conscient des théories qui le sous-tendent. La déclaration de 1967 de l’Unesco en convient par une acceptation très large du racisme qui « englobe les idéologies racistes, les attitudes fondées sur des préjugés raciaux, les comportements discriminatoires, les dispositions structurelles et les pratiques institutionnelles qui provoquent l’inégalité raciale, ainsi que l’idée fallacieuse que les relations discriminatoires entre groupes sont moralement et scientifiquement justifiables ».

A la distinction inadéquate entre racisme et ethnocentrisme qui limite en même temps l’usage du mot racisme, nous préférons substituer une distinction entre :

- le racisme triomphant où un groupe fort de sa supériorité matérielle ou spirituelle se permet de « tolérer » (c’est-à-dire accepter avec condescendance ou mépris) l’autre et même de l’élever par dose homéopathique à son niveau ;
- le racisme défensif où un groupe perdant sa confiance en lui-même voit dans l’autre une menace pour sa survie en tant que tel, et manifeste du rejet à l’égard de l’autre par des mesures discriminatoires ou dissuasives.

Pour pouvoir considérer l’autre d’un regard neutre ou exempt d’a priori passionnel, chacun doit maîtriser ses réactions instinctives et ses préjugés culturels, et s’efforcer de voir par delà les différences qui le séparent de l’autre les ressemblances qui l’en rapprochent. Et elles sont nombreuses : nonobstant les racistes à prétention scientifique, la biologie moderne reconnaît que les hommes partagent en commun 90 à 95% de leur patrimoine génétique, les écarts de 5 à 10% ne pouvant causer les dispersions de performance intellectuelle constatées.

L’évitement des conflits de groupes ou raciaux exige de chacun un dépassement de soi-même, une acceptation de la diversité ou divergence donnée en vue d’une convergence nécessaire. Cet effort qui lui fait reconnaître, par delà les inégalités évidentes entre individus (ne fût-ce que l’inégalité physique de la beauté et de la laideur, d’une bonne ou d’une mauvaise constitution), l’autre comme un être humain semblable à lui, source des mêmes droits et des mêmes devoirs que lui, touche à l’essence même de la démocratie.

L’universalisme et l’égalitarisme, fondements de toute démocratie, ne doivent pas être pris comme des dogmes tels que les conçoivent les doctrinaires socialistes, faute de quoi on ne fait que passer d’une contrainte (naturelle) à une autre (artificielle), mais des idéaux basés sur le respect de la personne humaine. Ils ne nient pas les différences, loin de là. Les différences sont des données naturelles et inéluctables que l’individu doit assumer pour être en paix avec lui-même, et partant, avec les autres.

Méconnaître la nécessité d’une convergence et d’une commune mesure par souci d’ouverture d’esprit ou de compréhension, en célébrant les différences et en incitant les minorités à les revendiquer, revient à conforter le racisme. Alors que les racistes de tous poils n’ont pas cessé de déclarer les peuples colonisés trop infantiles pour accéder à l’indépendance, les nouveaux beaux esprits progressistes maquillent leur racisme profond en démontrant que la liberté dont ils ne peuvent se passer constitue pour les peuples du tiers-monde un luxe que l’on peut mettre entre parenthèses, ou quand ils excusent les atrocités des régimes dont ils partagent l’idéologie par des différences économiques ou culturelles, comme si les habitants du tiers-monde, d’essence plus frustre et moins sensible que les Occidentaux nantis, ne peuvent ou ne doivent pas jouir des mêmes biens qu’eux.

Ce n’est pas un hasard si les tenants de l’extrême-droite exaltent eux aussi les différences entre peuples pour ensuite prôner, soit un développement séparé comme en Afrique du Sud, soit un refus de la société multi-raciale ou pluri-culturelle comme l’exposent d’ailleurs avec beaucoup d’intelligence les théoriciens de la nouvelle droite française dans la revue Eléments (n° 48-49).

En lançant le slogan de la défense de l’identité française, les adeptes de Le Pen désignent le vrai problème actuel du racisme en France et dans les autres pays européens. Alors qu’au cours de son histoire les diverses minorités venues peupler la France ont été absorbées bon gré mal gré au bout d’une génération du fait de leur proximité raciale et culturelle, on voit y apparaître aujourd’hui de nouvelles minorités appartenant à des races et des cultures complètement différentes, dont les heurts avec la population d’accueil s’enveniment avec la crise économique persistante.

Si la majorité libérale qui comprend que les immigrés et réfugiés de couleur – par suite des errements de leurs histoires nationales et de leurs propres histoires personnelles – sont en passe de s’installer définitivement en France et à y faire souche, plaide pour une société plurielle conforme à la tradition française pour laquelle « ce qui constitue une nation, ce n’est pas de parler une même langue ou d’appartenir à un même groupe ethnographique, c’est d’avoir fait ensemble de grandes choses dans le passé et de vouloir en faire encore dans l’avenir » (Renan, Qu’est-ce qu’une nation ?), l’extrême-droite milite pour une nation non pas subjective ou spirituelle, mais objective à l’allemande fondée sur la primauté du Volk ou du fait naturel de la race et de la culture, et rêve en s’appuyant sur les conflits raciaux de bouter hors de France tous les étrangers (de couleur).

Tous ceux qui s’inquiètent d’une fascisation possible de la France (ou des autres pays occidentaux où les immigrés font problème) ont conscience que le combat contre le racisme s’identifie au combat au nom de la démocratie. Cette prise de conscience est insuffisante si elle limite le combat pour la démocratie au pays d’accueil. Le problème des immigrés et de son corollaire, le racisme, demeure tant qu’il n’est pas attaqué à sa racine, c’est-à-dire aux causes qui poussent les ressortissants des autres nations à affluer dans les pays occidentaux malgré humiliations et rebuffades.

La cause principale sinon unique de cette émigration irrépressible n’est pas la misère mais l’absence de toute perspective d’avenir, l’étouffement et l’oppression dûs à des régimes iniques et totalitaires. Faire pièce à Le Pen et consorts, combattre pour la démocratie chez soi, implique l’engagement dans le combat pour l’instauration de la démocratie chez les autres. Tant que les nations favorisées s’y refusent par « frilosité » ou égoïsme sous le couvert du principe de la non-ingérence, à moins d’adopter en se dénaturant la solution finale d’un Hitler ou d’un Staline, elles doivent s’attendre à voir gonfler la communauté étrangère sur leur sol national avec les risques d’explosion sociale que la coexistence mal acceptée comporte. Antiracisme et soutien des forces démocratiques, même combat !

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